Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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Emile Hacquart : profession « brandevinier »

   par Nicole Gérardot



C’est son fils Daniel qui évoque ici ses souvenirs. Lui n’a pas suivi les traces de son père. Il est parti travailler à Paris et n’est revenu à Sainte-Ménehould qu’à la retraite...

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Mon père a pris la succession de son père Léon et, aidé de son frère Louis, a exercé la profession de brandevinier ou bouilleur de cru ambulant de 1943 à 1980. C’est un métier saisonnier qui commence au mois d’octobre et se termine en avril. Il allait dans une vingtaine de villages des environs de Ste-Menou. Un autre distillateur, M. Rouillon, avait un autre secteur : La-Neuville-au-Pont, Moiremont, Florent Mon père transportait son matériel dans une camionnette : chaudière, alambic, cuve à eau, serpentin. Il s’installait quand c’était possible près de la rivière. On y prenait l’eau et on y jetait les marcs quand on vidait l’alambic. (On ne sait pas si les poissons appréciaient, en tout cas à cette époque on n’avait pas de problèmes avec l’écologie). A Ste-Ménehould, il s’installait dans l’atelier public (aujourd’hui disparu) qui se trouvait tout près de la rivière d’Aisne.

Mon père mettait toujours de la paille au fond de l’alambic. Il fallait surveiller le feu pour que cela ne brûle pas. Il remuait le tout avec une louche en cuivre et quand ça bouillait, il mettait le couvercle. Une minute d’inattention et le produit était perdu ! Il faisait toujours deux cuissons : la première avec les fruits et la deuxième, la repasse avec les petites eaux. Elles revenaient dans l’alambic. On chauffait prudemment. Cela devait couler en filet mince, toujours égal. Ce n’est qu’après tout ce travail que l’on pouvait déguster l’eau-de-vie.
Le travail de brandevinier était très contrôlé. Daniel se souvient que son père se plaignait des « paperasses » à remplir. Il craignait la visite « des rats de cave » comme on appelait les contrôleurs du fisc. Mais il avait le sourire quand il en avait berné un. De nos jours, cette activité est toujours très encadrée et soumise au contrôle des douanes.
Dans nos villages, autrefois, presque toutes les familles faisaient de la goutte. Il suffisait d’être propriétaire ou locataire d’arbres fruitiers pour avoir le droit de distiller sa récolte dans un atelier public en ayant effectué une déclaration aux douanes. Certaines personnes ne payaient pas d’impôt sur les dix premiers litres d’alcool pur. Ce privilège remonte à Napoléon qui l’avait accordé à ses soldats. Ce droit doit être pratiquement disparu car seules les personnes ayant distillé lors de la campagne 1959-1960 peuvent échapper à cet impôt. En France, la commercialisation de l’alcool obtenu est interdite. Il est également interdit de posséder un alambic et de l’utiliser sans autorisation. Chaque alambic est enregistré auprès des douanes et droits indirects. D’ailleurs les alambics sont plombés en dehors de la période de distillation.

Avec quels fruits fait-on de la goutte ? Les cerises, les mirabelles, les quetsches (les balosses), les « seugnettes », « les sainte Catherine » des variétés de prunes ordinaires qu’on appelle des prunes à « goutte », les pommes, les poires et même avec les prunelles des haies qu’on gaule sur de vieux draps et qu’on vanne pour chasser les feuilles. Tous ces fruits, ramassés bien mûrs, panier par panier, ont été mis en tonneaux. La nature fait son travail. Puis après avoir « bouilli », ils sont apportés à l’atelier de distillation. On fait d’ailleurs chez nous de l’eau de vie de pomme avec les « aines ». Ce sont les résidus de pommes que l’on avait pressées pour faire du cidre. On met ces aines dans un tonneau que l’on colmate. Je me souviens avoir vu mon père et mon oncle piétiner ces résidus pour bien les tasser et boucher avec de « la terre glaise » qu’ils allaient chercher à un endroit précis près du village.

« Vous boirez bien une petite goutte ? »
Jamais on n’aurait laissé partir un visiteur sans lui offrir un petit verre d’eau de vie ! La bouteille était toujours sur l’étagère à portée de la main. On l’offrait aux voisins, aux amis, au facteur, aux gendarmes. D’ailleurs c’est avec un verre de goutte que l’on testait les nouveaux venus. Celui-ci avait les larmes aux yeux et toussait à la première gorgée, on le prenait pour une « mauviette », celui-là buvait son verre sans sourciller, il avait le droit à toute la considération des hommes présents. La goutte accompagnait souvent le café. Certains en buvaient dès le matin.
« L’eau-de-vie était une assurance contre la chaleur et le froid, le malaise et l’indigestion. Les bûcherons en prenaient une topette quand l’hiver ils allaient aux Grands-Bois », Joseph Cressot.
« Au premier janvier, Féfède faisait le tour du pays, il allait souhaiter la bonne année dans toutes les maisons On lui payait la goutte dans des verres à moutarde », André Dhôtel , Terres de mémoire.
« On chiffrait parfois la quantité d’alcool absorbée par un ouvrier à sept ou huit gouttes par jour, soit un demi-litre. En bien des communes cela n’avait rien d’exceptionnel » D. Bontemps, Au temps de la soupe au lard.
Il ne faut pas croire cependant que tous les hommes étaient alcooliques. Car comme l’écrit Joseph Cressot dans son livre « Le pain au lièvre » : « La bouteille restait sur l’étagère, à portée de la main. On n’y touchait pas plus souvent, mais c’était un signe de politesse rustique, et tel qui n’en buvait pas chez lui n’osait pas la refuser chez les autres ».
Et les femmes, que buvaient-elles ? Elles buvaient plutôt des « cerises à la goutte » qu’elles avaient préparées pendant l’été ou simplement un sucre trempé dans l’alcool « un canard ». Les enfants, eux « r’lichaient » les verres en cachette quand les adultes étaient partis. Et bien sûr, on buvait la goutte dans toutes les grandes occasions : baptêmes, communions, mariages. On en avait gardé d’une année où elle était particulièrement bonne.

Avec la goutte, on faisait aussi des brûlots. C’est Gérard Thiébault de la Grange-aux-Bois qui m’a donné la recette : « On prend des sucres en morceaux que l’on place dans une casserole. On verse l’alcool et on chauffe. On remue un peu pour que ça ne brûle pas. Quand c’est bien chaud, on enflamme. Quand la flamme est presque éteinte on met le couvercle et on laisse un peu refroidir. Il ne reste qu’à DEGUSTER ! » Mais on faisait plus souvent des grogs. Mal à la gorge ? Un peu fiévreux ? Un grog bien tassé, vite au lit avec un cruchon et sous le bon édredon en plumes. Le lendemain, on était en forme. On utilisait parfois aussi l’eau-de-vie en guise de désinfectant.

Et maintenant ? On boit peu la goutte. Mais les années où la récolte de fruits est abondante on en fabrique encore. Un brandevinier travaille encore à Passavant-en-Argonne. Dans de nombreuses maisons, à la campagne, il y a encore des bonbonnes au grenier, des bouteilles cachées au fond de l’armoire, du buffet ou du placard. Le temps a effacé ce qui était écrit sur l’étiquette, mais vous pouvez me croire, la goutte d’Argonne, c’est de la bonne ! Un conseil, avant de la boire, prenez le temps de la humer. Mettez-en quelques gouttes dans le creux de vos mains, frottez, sentez, elle dégage tout son arôme ! (A consommer avec modération !).
Nicole Gérardot

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