Les années érodent lentement le souvenir des personnes qui, hier, méritaient l’estime et le respect de tous. Elles étaient parfois des repères qui jalonnaient le chemin menant à la connaissance et à la culture. Elles enrichissaient beaucoup leurs concitoyens aujourd’hui prompts à les oublier. Qui connaît maintenant Jean Laurent ? Puissent les lignes qui vont suivre rappeler que son travail multiforme a bien servi l’Argonne.
Le fils du pharmacien
Son père, Louis Laurent, s’installe pharmacien au 57 rue Chanzy en 1912. Lui succédera à cette même adresse Monsieur Prin puis la pharmacie du Château délocalisée il y a quelques années dans la zone commerciale.
Jean n’aura pas l’honneur de naître ménéhildien car la grande guerre a poussé la famille en exode jusque Chaumont. C’est là, le 2 novembre 1916, qu’il voit le jour. Peu de temps après, la famille regagne la capitale de l’Argonne.
Comme tous les enfants de bonne famille il fréquente le collège Chanzy jusqu’à son baccalauréat puis part à Paris au Collège Stanislas pour préparer le concours d’entrée à Saint-Cyr. C’est un jeune homme sensible, pieux et aussi un élève brillant passionné par la culture latine et rempli d’enthousiasme. En témoigne le texte qu’il écrit à 20 ans intitulé « Vespere autem sabbati », citation tirée de l’évangile selon Saint-Matthieu :
« A vingt ans, on a du souffle, le cœur bat ferme dans la poitrine solide, gonflée d’air pur. La fraîcheur matinale en ce précoce printemps vous réveille en un tour de main. La Ville basse, qu’on devine entre les fûts séculaires de l’Allée encore endormie bourgeoisement dans les brumes du val d’Aisne, repose à nos pieds. Seuls, à l’orient émergent déjà de la nappe blanche les cerisiers de la Grange-aux-bois, écrasés par de plus nobles frondaisons, chênes d’Argonne que dore l’auréole du soleil en son lever. »
Un officier actif dans la défaite
Jean Laurent intégrera Saint-Cyr et en sortira brillamment officier. Voilà qu’éclate la seconde guerre mondiale. Il prend le commandement d’une unité du 45ème régiment d’infanterie vite emporté dans la débâcle de l’armée française.
Le voilà prisonnier pour cinq ans dans un camp réservé aux officiers à Soeth en Westphalie.
Il ne restera pas inactif et va entreprendre des études de lettres et géographie. Il va multiplier les initiatives pour obtenir la documentation nécessaire et réalisera à l’encre une magnifique « monographie de la géologie des Alpes » avec des cartes de toute beauté. Elle ne sera jamais publiée. Sa fille, Ménehould, la garde précieusement. Pour les fêtes, « l’artiste » réalise de jolies cartes parfois humoristiques.
Il retrouve la liberté en 1945 alors que la France s’efforce de garder l’Indochine dans son giron. Désigné pour le Corps expéditionnaire il ne connaîtra pas cette aventure par suite de maladie et devra renoncer à la vie militaire.
Mais il est temps de se marier
Après le retour des prisonniers les mariages vont bon train. Il faut rattraper le temps perdu. Ainsi les trois sœurs Vernimont se marient le même jour à Sainte-Ménehould. Jean est de la noce dans le cortège d’une des trois mariées. Mais une demoiselle fait défaut dans une autre noce ! On rebat les cartes et le voilà avec une autre cavalière choisie pour sa taille qui peut s’accommoder à celle de son nouveau cavalier (1,90). C’est une demoiselle Pelletier de Mézières qu’il trouve à son goût. Elle se retrouvera à son bras le 20 novembre 1945 pour devenir son épouse.
Et puis une brillante carrière
Rendu à la vue civile, il reprend ses études de lettres. Sa thèse « L’Argonne et ses bordures » publiée en 1948 couronne cette première étape en contribuant à la connaissance de notre petite région. C’est une œuvre fondamentale sans précédent qui fera référence et sera souvent copiée. L’ouvrage est publié avec le concours du C.N.R.S. accompagné d’un magnifique atlas.
En 1959 il publie sa thèse de doctorat : « La Pharmacie en France », puis sous l’égide de l’Institut français des économies régionales, une thèse complémentaire sous forme d’un atlas sur « Le découpage économique de la France ». En 1962 sort l’atlas de la Champagne-Ardenne, ouvrage bourré d’informations économiques et de graphiques sur la région.
En 1978 il rassemble l’ensemble de ses réflexions sur l’aménagement du territoire dans un ouvrage « Argonne éveille-toi » qui constitue un véritable plaidoyer pour l’Argonne et pour Sainte-Ménehould.
Entré à la Chambre de Commerce et d’Industrie de Paris en 1951 comme Directeur du service de la documentation, sa carrière s’y poursuivra jusqu’à sa retraite en 1977. C’est là qu’il donne toute la mesure de ses talents d’organisateur et de son savoir en concevant puis en mettant en place un service de documentation à la pointe du progrès technique.
Il participe à de nombreux colloques internationaux où il a l’occasion de développer ses connaissances qui firent autorité en matière de documentation économique.
Chargé de cours universitaires, il fait connaître l’Argonne à plusieurs promotions d’étudiants en leur montrant « sur le tas » comment, loin des ministères et des cercles de décision parisiens, une petite région s’efforce de sortir de l’engourdissement. Soucieux de promouvoir l’image de marque de l’Argonne dans les milieux nationaux et internationaux, il organise et dirige plusieurs voyages de professeurs d’économie d’universités étrangères de langue française.
Très attaché à ce pays où il avait choisi de vivre une bonne partie de sa retraite, il fut naturellement l’un des membres fondateurs du « Centre d’études argonnais » en 1958. Participant à la création de la revue « Horizons d’Argonne », c’est lui qui en propose le titre qui sera retenu.
D’un abord très facile, il mettait toujours très simplement son érudition et ses relations au service de tous ceux qui sollicitaient son aide.
Egé de 71 ans, il tire sa révérence
En 1987, les assauts de la maladie le terrassent. La paralysie l’envahit, il souffre d’aphasie. Il s’éteint le 13 décembre.
1987-2017. Depuis trente ans Jean Laurent nous a quittés. Géographe, historien, prosateur délicat, il nous a transmis sa connaissance et son amour de l’Argonne, un pays authentique qu’il a su célébrer et promouvoir. Protégeons-le de l’oubli !
François Duboisy
Sources : Souvenirs et documents de sa fille Ménehould.
Oraison funèbre de Jean Noël.