Le personnel de la S.I.B.A. le jour de la saint Joseph.
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Les Islettes sort de la guerre exsangue. En août 1944, les chasseurs alliés ont mitraillé un train de munitions dévastant le centre du village. Les flammes ont entrainé la destruction de nombreuses maisons. La population a considérablement baissé suite à la fermeture de la verrerie. De 1274 habitants en 1937, on n’en compte plus guère que 850 à la libération. Des familles sont parties en grand nombre vers d’autres horizons pour gagner leur vie. Mais comme dans tout le pays la libération va déclencher aux Islettes un véritable sursaut, libérer des énergies et une envie de vivre et de bien vivre.
Quand le bâtiment va
Alors que des familles vivent dans des maisons provisoires, les travaux de reconstruction commencent. Apparaissent les premiers bulldozers à chenilles qui, sous les yeux étonnés des enfants,
débarrassent ou nivellent les débris des maisons. De généreux « dommages de guerre » qui font quelques jaloux permettent, principalement autour de la place, la construction d’imposantes maisons où s’implantent des commerces.
Quel contraste avec les maisons traditionnelles proches, en bois et torchis épargnées par l’incendie ! Les commerces vont s’installer ou se réinstaller. Ainsi le café Couture quitte son baraquement en bois situé derrière la boucherie Déremarque pour s’installer dans ce qui deviendra l’Auberge de l’Argonne appelé pour l’heure café Pérotin. (Madame Couture, veuve, avait épousé en seconde noce Gaston Pérotin.) Les années suivantes, Les Islettes comptera trois épiceries, des cafés, un hôtel, des bouchers-charcutiers, une activité commerciale débordante, si bien que l’on pouvait dire : « on trouve de tout aux Islettes, » pas besoin de se rendre à Clermont ou Menou pour faire ses achats. Seule ombre à ce tableau on trouvait localement ni médecin ni pharmacien. On avait recours au docteur Tridon de Clermont. Quant au notaire c’est Maitre Rufin de Clermont qui officiait, une forte personnalité maire de la commune puis sénateur.
En route pour le plein emploi.
Le société Destrez, détruite par le bombardement, vite reconstruite bénéficie des nouveaux quais de la gare pour expédier sa production. Elle compte 40 ouvriers en 1949. La tuilerie Voiselle, qui n’a pas interrompu son activité pendant la guerre tourne à plein rendement. Mais le grand boum est la création de la « Société Industrielle des bois de l’Argonne » (S.I.B.A.) dans les locaux de l’ancienne verrerie. Une usine pour répondre aux ambitions du patron qui veut conquérir de larges marchés tant en scierie qu’en menuiserie, va vite manquer de main- d’œuvre. On salue le retour des expatriés mais cela ne suffit pas. Chaque jour un camion apporte des ouvriers de Sainte-Ménehould.
Une grande nouveauté : l’importance des emplois féminins. Les jeunes filles ne restent pas chez les parents à préparer leur trousseau comme c’était la coutume. Elles sont partout ; à la SIBA elles trient le parquet, chez Voiselle elles alimentent les fours et les tapis roulants, au préventorium, centre à caractère social, elles s’occupent de tout. Mais après le mariage et la première naissance, tout rentre dans l’ordre. Elles seront femmes au foyer loin d’être des citoyennes à l’égal des hommes. Elles n’oseront pas briguer un poste de conseiller municipal.
Y’a de la joie.
Cette chanson de Charles Trenet, créée en 1937 est sur toutes les lèvres. L’euphorie semble générale après la libération. Certes, les habitants n’ont pas souffert des restrictions comme « ceux de la ville ». Les circuits courts fonctionnaient à merveille, du potager ou de la ferme à l’assiette, mais ils n’en apprécient pas moins la liberté retrouvée. La déportation des hommes de Clermont-en-Argonne le 29 juillet 1944 est encore dans toutes les mémoires, mais la jeunesse essaie de tourner la page. Quoi de mieux pour cela que la musique et la danse, particulièrement les rythmes venus d’ailleurs. Les Américains avaient apporté le jazz dans leurs bagages. On danse partout mais principalement à l’Auberge du pont de Biesme où une salle vient d’être bâtie, mais aussi sur des estrades de fortune.
Ainsi s’installe devant le café du centre une remorque tirée par un camion, sur laquelle on installe un orchestre de fortune. Le bistrot, tenu par madame Colas et sa fille Georgette, prête des chaises. Pas de parquet mais « on met la gomme » et les danseurs sont ravis. Les enfants s’installent sur la remorque. Et puis voilà, le chauffeur sort peut-être un peu éméché du café, monte sur le camion et en route vers Vienne-le-Château, emportant orchestre et gamins. Albert Goulet vole au secours des jeunes, arrête le camion. On dit même qu’il a frotté les oreilles du chauffeur.
Les yeux des filles brillaient en regardant les gars venus d’ailleurs : les soldats américains dont deux des leurs partirent aux Amériques avec deux filles du village dans leur valise, puis les beaux pétroliers venus sonder le sous-sol et parfois le cœur des jeunes filles.
On ne s’ennuie pas aux Islettes.
Les enfants, après le catéchisme, ont de droit à des projections de vues fixes où ils découvrent les aventures de Tintin et Milou. Les adultes ont le choix entre deux cinémas. Celui de l’instituteur en soirée qui passe certes des films de qualité mais dans des conditions spartiates d’une salle de classe. Dans « la salle du curé », les spectateurs sont dans des fauteuils. La fréquentation est plus importante même si la programmation est conventionnelle. Le succès est si grand que ce ciné devient itinérant. Des séances sont programmées dans la semaine à Dombasle, Auzéville, Clermont. Les habitants assistent le dimanche après-midi à des séances récréatives dans cette même salle. Se succèdent artistes de tous genres, cyclistes sur home-trainers, pièces de théâtre, chanteurs amateurs.
Une toute jeune fille entre en scène. Elle va interpréter une chanson d’André Claveau : « Domino ». Saisit-elle bien le sens des paroles très osées pour l’époque ? Le scandale est arrivé. La belle Monique s’en remettra et convolera en justes noces avec un soldat américain.
Quant au sport, aux Islettes, on est plus spectateurs qu’acteurs. Pas de terrain de football, les férus du ballon rond doivent se rendre à Clermont. Les adultes masculins pratiquent la gymnastique au sein des « Bleus de l’Argonne », les plus jeunes gagnent des coupes grâce aux lendits, mais la pratique sportive n’est pas le fort des habitants des Islettes, qui s’enthousiasment pour l’épreuve de marche Paris-Strasbourg. Assis sur des bancs devant leurs maisons le long de la nationale, ils applaudissent Gilbert Roger, un gringalet, six fois vainqueur de cette épreuve de 522 kilomètres. Les familles proposaient boisson et nourriture qu’il dédaignait. Mais certains préféraient l’ancien Joseph Zami, vainqueur en 1950 et souvent placé. De la même façon, on encourageait les coureurs du Tour de France. C’était l’époque des Coppi, Bartali, Bobet mais on n’avait d’yeux que pour le régional de l’époque, un Lorrain, Gilbert Bauvin, qui termina second en 1956 et porta le maillot jaune. Lors de la fête nationale.une couse cycliste réservée aux locaux non licenciés leur permettait de s’affronter sur le parcours Les Islettes, Le Four de Paris, aller et retour. Roger Wender du Neufour survolait l’épreuve.
Ce n’est pas être impie d’affirmer que la religion participait à l’animation du village.
La Fête-Dieu transformait Les Islettes en un immense bouquet de fleurs. Une procession allait de reposoir en reposoir, tous fleuris, rivalisant d’ingéniosité pour illustrer des pages de la Bible. A l’arrivée, le prêtre et les enfants de chœur recevaient des pétales de fleurs lancés par des petites filles ayant revêtu leurs plus belles toilettes. Quant à la messe de Noël, dans une église bondée, on attendait le « Minuit Chrétien », splendide cantique chanté a capella par Robert Colin, le meilleur baryton local. La musique était aussi à l’honneur lorsque la fanfare locale, réunissant jeunes et vieux, défilant dans les rues du village, accompagnait diverses festivités sous la baguette de Monsieur Ferry.
Autre moment mémorable le passage en gare des Islettes du président de la République, René Coty le 15 octobre 1955.Quel contraste entre ce monsieur en redingote et haut de forme, protégé par un parapluie tenu par « un valet » et le citoyen local venu l’accueillir. Les élèves de l’école de garçons sous la conduite de leur maître agitaient de petits drapeaux bleu, blanc, rouge.
La kermesse des Islettes.
Organisée par le curé et les associations paroissiales, c’était un rendez-vous à ne pas manquer qui se déroulait au centre du village dans le parc des Sœurs, un endroit arboré et fleuri bien agréable. Des stands, des attractions, de la musique, une ambiance sympathique, de quoi attirer la foule, d’autant qu’on collait des affiches dans toute la région. Albert Jeannesson savait attirer la musique américaine, notamment le 118èmeArmy-Band qui bénéficiait des talents d’interprète bilingue de Me Benneton. François Janin, toujours ingénieux, réalisait des attractions étonnantes : un avion avec ses passagers se déplaçant sur un câble. Guy Guery, le boulanger au micro annonçait les attractions. Eve, le facteur faisait des frites tout le village participait dans l’allégresse. La journée commençait souvent par un défilé costumé et se terminait par un somptueux feu d’artifice.
Tout a une fin.
1955, la SIBA commence à battre de l’aile. La scierie Destrez compresse son personnel. 1960, Roynette, le dynamique instituteur, quitte Les Islettes, l’abbé Hannequin, l’âme du village fait de même en 1964. Les commerces de Sainte-Ménehould attirent les clients meusiens qui possèdent une voiture. Lentement le tissu commercial et industriel s’étiole et Les Islettes va devenir un lieu de résidence pour ceux qui travaillent ailleurs et un havre de paix pour les retraités.
François Duboisy