C’était le début de la Grande Guerre : les troupes allemandes progressaient vers le sud et après Sainte-Ménehould, allaient entrer à Givry-en-Argonne. Le meunier de la commune, Jules Noël, n’a pas quitté Givry ; il a entendu les premières bombes tomber, il a vu les Français partir et les Allemands arriver.
Jules Noël a écrit, simplement, comme un capitaine de bateau en notant tout ce qui se passait ; un récit surprenant. Ce document d’une vingtaine de pages, écrit à la main, nous a été transmis. Nous avons voulu faire connaître ce récit à nos lecteurs, pour l’histoire et pour saluer le courage de Jules Noël. Voici le début de ces pages de vie.
Vendredi 4 septembre 1914.
Départ de ma femme et de Jeanne. Arrivée des troupes françaises, infanterie et chasseurs à pieds. Chez nous au moulin, voitures plein la cour (convoi).
Réquisition de mes deux bœufs.
Des émigrés plein l’étang prennent tout le champ de Mars pour se coucher.
Le canon tonne du côté de la Serre.
Réquisition de la guimbarde. Vers 5 heures, arrivée d’une dizaine de blessés.
Les équipages partent vers 2 heures et le reste vers 5 heures.
Les Appert partent avec plusieurs personnes dans un chariot avec deux chevaux et un domestique. Beaucoup de personnes partent de Givry.
A partir de minuit, passage de troupes d’émigrés.
Et quand le 5 septembre, les premiers Allemands arrivent dans Givry, le meunier va parler avec les ennemis, sans, semble-t-il, montrer sa peur.
Samedi 5 septembre.
Malade, déjeuné du lait.
Monté au village le matin.
Les troupes françaises continuent à passer. Artillerie plein Givry.
M. Appert (instituteur ?) me dit qu’il reste à son poste et fait ses provisions de blé, avoine et son. On n’entend plus rien. Les dernières troupes françaises sont passées. C’est le calme plat.
Vers 8h ½, dans la cour, causant à Aubert près de l’écurie à chevaux, débouchent de Remicourt 3 cavaliers allemands. Je n’ai pas bronché. Un jeune officier s’approche de moi. Je m’avance à lui. Il me demande pourquoi je ne suis pas soldat. Je lui dis que j’ai fait mon temps. Il me demande des renseignements sur les troupes françaises qui sont passées ici. Je lui réponds qu’étant à l’écart du pays, je n’ai rien vu du passage. Il me dit aussi : « Vous savez que nos troupes sont bientôt à Paris ». Il n’insiste pas et continue son chemin.
D’autres suivent, espacés et par petit groupes. Ce sont les éclaireurs.
A la sortie de Givry, coups de fusils, 3 ou 4 tués, quelques blessés.
Triste la matinée. Les cavaliers allant et venant rendre compte de leur reconnaissance et font boire leurs chevaux dans le bac.
Les Appert sont rentrés ce matin après avoir couché à Saint-Mard à la belle étoile et jurent qu’ils ne repartiront plus. Toutes les maisons fermées ont été pillées d’abord par les Français le 4, et ensuite par les Allemands à partir du 5. Aussi je ne regrette plus d’être resté.
Puis ce sont deux officiers allemands qui vont rentrer au moulin pour manger.
Deux officiers entrent dont l’un caresse de la main droite son revolver à moitié sorti de l’étui. Je le reçois poliment et sans aucune émotion. Où ils entrent, ils prennent leurs précautions.
Ils me demandent du jambon et du lard, en prennent une certaine quantité,
les coupant en plusieurs morceaux, se partagent le jambon et partagent le lard à leurs hommes qui y mordent à belles dents.
Quelque temps après ils demandent des œufs ; ils se gavent chacun ½ douzaine et ½ douzaine de bouteilles de vin de champagne. Je leur remonte 2 bouteilles de vin blanc. Ils en débouchent une. Ils prennent également du jambon.
Vers 4 h, je vais voir M. Appert. Je cause quelques instants avec lui, puis je me lève pour partir. A peine levé, une bombe passe sur Givry. Je prends mes jambes à mon cou. En Traversant le Clos Millet, 2 ou 3 passent en sifflant au-dessus de moi.
A 10h, on sonne, je me lève et vais ouvrir. Trois allemands entrent (1 s-officier et 2 soldats) et demandent de l’avoine. Un des soldats parle assez bien le français. Ce doit être un jeune de bonne famille. Je passe au moulin et leur sers leur avoine. Après quoi ils me délivrent un bon et rentrent avec moi, me demandent à boire en payant. Je descends à la cave leur en chercher.
Ils me demandent du champagne en payant. Je leur réponds que je n’en ai plus. Et ma caisse qui est à la cave derrière les chantiers et le saloir que j’ai culbuté par devant.
Je leur avoue enfin qu’il m’en reste une seule et je les prie de me la laisser. Ils insistent et désirent la boire à ma santé. Ils la prennent et avec 4 bouteilles de vin rouge. Nous remontons. Ils me demandent des confitures, en prennent 4 pots et aperçoivent le pot de miel, s’en emparent, malgré mes abjurations, leur faisant remarquer que c’est très rare chez nous, que je n’ai que celui-là. (Nous vous paierons Mosieur). Je prépare les verres pour le champagne. Mais ils n’en veulent pas et demandent des flutes. Ils s’introduisent dans la salle à manger derrière moi et s’installent autour de la table et nous buvons ensemble la bouteille de champagne. Celui qui parle français ouvre sans façon le salon et examine tous les coins, s’extasie, touche le piano et me dit :« Monsieur vous êtes riche ». Je réponds pas tant que ça.
Il me fait un bon de réquisition pour l’avoine et me jette en paiement de leur butin, devinez, 10 pfennig, que je m’empresse de repousser et lui faisant entendre que c’est dérisoire. L’autre soldat qui est là et qui probablement n’est pas riche, voyant que je ne veux pas de la pièce de monnaie, l’empoche. Ils se décident enfin de déguerpir et en leur donnant une poignée de main.
Je leur recommande de ne pas dire à leurs camarades où ils ont trouvé ce vin et de me laisser dormir tranquille. Tranquille je ne l’étais pas et, craignant une nouvelle aventure, je me décide à coucher dehors. Je prends ma couverture et ma pélerine, sans oublier mon panier à provision en cas d’alerte, je vais me coucher derrière le buisson au-dessus des réservoirs à poisson. Il faisait très beau et je commençais à m’endormir quand déboucha de Remicourt l’artillerie allemande. Je sors doucement de ma cachette et vais me poster au bout du jardin dans les noisetiers. Et de là, j’assiste sans presque rien voir au défilé pendant 2 heures durant. Que vont avoir à supporter derrière nos troupes françaises ?
Adaptation Roger Berdold ; à suivre