Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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Epinglier, un métier aujourd’hui disparu.

   par Serge Franc



Dans la plupart de nos villes, quand les rues et places ne portent pas le nom d’un personnage ou d’un fait marquant connu de notre histoire, elles portent des noms qui nous semblent aujourd’hui parfois bien étranges. C’est très souvent qu’ils sont hérités alors de l’histoire locale ; soit qu’ils fassent référence à des faits qui s’y sont produits, à des lieux-dits anciens ou à des activités qui y étaient exercées.
Sainte-Ménehould ne fait pas exception en la matière avec sa Route Royale, sa rue de Gergeaux, sa rue de l’Abreuvoir, des Remparts, du Puits, des Prés, sa rue Basse ou sa Grande Rue du Château (depuis longtemps disparu),etc mais aussi sa rue des Bonnetiers ou celle des Epingliers.
Nous parlerons ici de ces derniers. On trouve une rue des Epingliers non seulement à Sainte-Ménehould, mais aussi dans de nombreuses autres villes (Saint-André-des Vergers dans l’Aube. L’Aigle dans l’Orne, Allée des Epingliers à Beauvais dans l’Oise, etc), car c’était un métier très répandu au départ lié à celui des cloutiers, mais qui s’en est ensuite différencié, tout en se rapprochant de celui d’aiguilletier ou aiguillier (fabricant d’aiguilles).

On a connu les épingles de tout temps : la civilisation apporta, il est vrai, un raffinement à leur fabrication, mais le principe resta le même. Au moyen âge, les dames en usèrent et en abusèrent : les légers ornements de coiffures nécessitaient l’emploi de milliers d’épingles. Jean de Meung, dans son Testament, se plaint de cette profusion de pointes aiguës qui hérissent les gracieux habillements des dames. Il s’écrie :

Més il y a d’espingles une demie escuelle !

Et le plus souvent ces dards ne se contentent point de menacer les voisins ; ils piquent.

. . . plus c’ortie ne chardon !

Indépendamment de cette exagération malencontreuse, l’usage des épingles avait quelque chose de plus désagréable encore pour les maris. A cette époque, elles coûtaient un gros prix, et « l’escuelle » représentait une somme de deniers assez ronde : aussi la fabrication allait-elle grand train dès le XIIIe siècle.
En ce temps même, les épingliers avaient leurs statuts propres, leur communauté, leurs privilèges et leurs sanctions pénales. Dans le Livre des métiers, on voit qu’ils devaient laisser leur travail accompli en toutes saisons. Leurs apprentis devaient avoir au moins huit ans, et chaque maître ne pouvait en employer plus d’un. L’apprenti bénéficiait de tous les avantages des autres corporations ; son maître lui devait protection et aide, et ne pouvait le mettre à un travail sérieux qu’après une année d’exercice et de pratique manuelle. En tant que communauté, les maîtres élisaient deux jurés chargés de l’inspection des fabriques et de l’examen des produits : ceux-ci découvraient-ils quelque fraude, ils en référaient au prévôt, auquel ils soumettaient les objets défectueux.
Le métier d’épinglier comportait des maîtres et des maîtresses, qui payaient 5 sols d’amende pour toute infraction à la prohibition du travail les jours fériés. Ils étaient de même soumis à diverses sanctions pénales lorsqu’ils employaient « du fer clier », ou lorsqu’ils prenaient à leur service des ouvriers étrangers à la ville. Cette dernière restriction était une mesure d’ordre général appliquée à tous les corps de métiers au Moyen Ege, et c’était l’une des plus propres à maintenir le bon ordre dans les villes d’alors, privées de police et souvent livrées à tous les coups de main. Les statuts définitifs des épingliers furent homologués en 1336 et confirmés en 1601, sous Henri IV. A cette époque, ils différaient de ceux des aiguilliers, formés en corporation dès 1557. Depuis, en 1695, les deux communautés furent réunies ; mais la fabrication demeura distincte.
L’épingle se composa, dès les temps les plus anciens, d’une tige de laiton appointée et terminée à l’opposé de la pointe par une tête tournée et fixée. Il n’est pas rare de nos jours de retrouver des épingles ayant plus de six cents ans, maintenant entre eux les parchemins d’un dossier d’archives. Ces épingles, plus grossières que ne le sont les nôtres, ont pourtant tout ce qu’ont celles de notre temps : la tige polie, la pointe, et la tête de cannetille.
Vers la fin du XIVe siècle, les dames portaient une attache de coiffe de dimension plus grande et à tête plate, comme sont encore certaines épingles de fabrication anglaise. C’est d’une de ces pointes acérées dont parlent les Quinze Joyes du mariage lorsqu’elles nous en montrent une tombée d’un voile : le mari doit la ramasser aussitôt, car la dame se « porroit affoler ou blecier ».
Au XVIIIe siècle, à l’époque où la fabrication des épingles prit une plus grande extension, l’épinglier ne se trouvait plus enfermé dans les statuts étroits du XIIIe siècle.
La fabrication n’était pas sans danger, comme nous allons l’expliquer en décrivant les diverses opérations de ce travail. Le laiton, acheté en écheveaux, était calibré, ou mis au point par une opération de tréfilage destinée à lui donner la grosseur voulue : c’est ce qu’on appelait aussi raire. Le calibre une fois obtenu, un ouvrier spécial décapait le métal et le nettoyait. Un troisième ouvrier faisait passer le laiton ainsi préparé dans une série de trous pour le redresser. L’empointeur venait ensuite, qui préparait les pointes sur une meule, et qui les donnait au repasseur pour les terminer.
Un ouvrier d’un autre ordre préparait la cannetille, c’est-à-dire un fil de laiton plus fin, qu’il roulait en spirale au moyen d’une roue, et qu’il découpait ensuite en parties égales pour faire les têtes ; ces têtes étaient ajustées par un bouteur, qui les fixait solidement. Après cette série d’opérations, on blanchissait l’épingle à l’étain, et elle était livrée.
Le danger était surtout pour l’empointeur et le repasseur, qui faisaient une poussière de laiton fort nuisible à leur santé. Les hommes blonds voyaient leurs cheveux se teindre en vert. La réunion de ces opérations constituait une manipulation délicate, pénible et peu propre. Comme nous l’avons dit, l’épinglier ne se bornait pas à la fabrication de l’épingle, et, outre les clous et les grillages, il faisait aussi des broches ou aiguilles à tricoter dont le débit était très grand avant les métiers si employés de nos jours dans la fabrication des bas.
La rue des Epingliers à Sainte Ménehould est une ruelle du quartier ancien sur le flanc de la butte du Château ; elle donne sur la rue de l’Arquebuse. Il est fort probable qu’elle ait été le lieu où exerçait cette corporation de fabricants et/ou de marchands d’épingles (car « épinglier » s’est appliqué aussi bien aux ouvriers fabriquant les épingles “ à cheveux, à chapeaux “ qu’aux marchands qui en faisaient commerce) à une époque plus ou moins lointaine. Il est peut-être intéressant de rapprocher cette recherche de celle concernant l’Atelier de Chapellerie qui se trouvait rue de l’Arquebuse [1] ; peut-être découvrirons-nous que ces deux activités toute proches étaient complémentaires dans un passé pas si lointain (à moins qu’elles n’aient pas coexisté à la même époque ?).
Serge FRANC


Références bibliographiques :
- Histoire anecdotique des métiers avant 1789, par Henri BOUCHOT (1888), rééd. 2002 aux Editions « Le Livre d’Histoire-Lorisse ».
- Histoire pittoresque des métiers, Premier volume, éd. 2013 par l’Association « La France Pittoresque » 14 avenue de l’Opéra “ 75001 Paris.

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