Même si vous avez passé votre jeunesse à Menou, je suis à peu près sûr que le nom de Marguerite Cécile Caurier ne vous dit strictement rien, et pour cause : les moins de cinquante ans sont trop jeunes pour l’avoir connue, quant aux autres, je suis certain qu’ils la connaissaient sous un autre nom !
Dans quelques secondes, je serais bien étonné si vous ne vous exclamiez pas « mais oui, bien sûr ! »
Marguerite, née à Moiremont le 6 octobre 1886, passa toute sa jeunesse au village, parlant le patois argonnais comme presque tous les gens de la région, en cette fin de XIXème siècle. Le 4 octobre 1909, elle épousa Henri Lucien Garin, coiffeur de son état et le couple vint s’installer à Menou, dans la rue Chanzy, où ils ouvrirent un salon de coiffure “ bureau de tabac (ça y est, le déclic a eu lieu, je vous entends comme si j’étais à côté de vous : « évidemment, c’est la mère Garin ! »)
Le magasin était une vaste pièce au plancher de chêne impeccablement ciré, dont la partie droite en entrant était le domaine de Monsieur Garin, blouse blanche et moustache conquérante, tournant autour du fauteuil de son client tout en faisant cliqueter ses ciseaux, tandis que la partie gauche était réservée au bureau de tabac tenu par son épouse, qui trônait derrière un grand comptoir derrière lequel étaient installées les vitrines contenant le tabac et les cigarettes.
Très vite, la buraliste fut connue par tout le monde à Menou. Dans la deuxième moitié des années quarante, alors que j’avais une dizaine d’années, j’ai fait la connaissance de la « mère Garin ». C’était une femme imposante, au regard perçant derrière ses petites lunettes rondes cerclées de fer, une forte personnalité au caractère bien trempé, appréciée pour son franc parler, son honnêteté et son bon cœur, malgré un caractère impulsif qui provoquait parfois des « coups de sang » mémorables.
Elle était surtout célèbre par son patois, un moyen d’expression qui devenait de plus en plus rare et suscitait une curiosité amusée.
Les gens n’étaient pas riches, à l’époque, aussi, le bureau de tabac ne présentait-il qu’un choix assez limité : il y avait le tabac gris, le bas de gamme, chanté par Mistinguett (« du gris que l’on prend dans ses doigts et qu’on roule, c’est âpre comme du bois, ça vous saoule » ; le tabac bleu, d’une qualité un peu supérieure ; les cigarettes brunes, en particulier les Gauloises et les Gitanes et enfin, le grand luxe, les cigarettes blondes, notamment les Week-End (boîtes bleues de 20) et les High Life (boîtes rouges de 10).
La mère Garin avait de sérieux problèmes avec cette dernière catégorie, car la pratique du patois de Moiremont n’est pas la meilleure préparation à la prononciation des vocables anglo-saxons, c’est le moins qu’on puisse dire !
Comme tous les galopins de mon âge, j’essayais de me procurer des cigarettes pour fumer en cachette (l’attrait du fruit défendu !) et je me revois dans le bureau de tabac, montrant d’un doigt timide une boîte bleue.
- « Madame Garin, je voudrais un paquet de cigarettes comme ça pour mon père.
- « De quoi ! des Vequande pour tou père ! Nenni, ma foi Tou père fume don gris Tu me racontes des menteries ! Tu n’en arem ! » [1]
Et moi de filer, l’oreille basse, sans demander mon reste, sachant très bien que je n’aurais pas eu plus de chance en demandant des Icheliffe ! [2]
Les pièces de 10 centimes (on disait encore 2 sous) étaient de couleur grise et trouées : il en traînait toujours une, bien en évidence, sur le comptoir. Malheur au garnement qui, voulant profiter que la mère Garin était retournée pour prendre un paquet de tabac avançait sournoisement la main vers la pièce ! En effet, celle-ci était clouée sur le comptoir et, comme la vitrine faisait office de miroir, la scène s’y reflétait :
- « Tu m’l’arem’ ma pièce de 2 sous ! Elle est mou bié tou là ! ça n’em’ biau de vouloir voler ! Je l’dirai à tou père quand il venri chercher son touba ! » [3]
Quel inconscient se présenta, un soir, à neuf heures, avec un billet de mille Francs (anciens) pour acheter un timbre à quinze Francs ? Il déclencha un gigantesque cyclone et bien sûr, repartit bredouille !
Telle était Marguerite Garin, la « mère Garin » pour les fumeurs, les clients du salon de coiffure, les galopins et toute la gent ménéhildienne dont elle était une personnalité des plus pittoresques.
Lorsqu’elle décéda, le 4 septembre 1962, une page de l’histoire de Menou se tourna et nombreux furent les habitants de la ville qui eurent l’impression de perdre une partie de leur passé.
La mère Garin repose au cimetière de Moiremont, aussi fidèle à son village natal qu’elle le resta à son patois.