Au musée de la Shoah à Paris, on voit des centaines de photos de juifs déportés en Allemagne ; beaucoup ne sont jamais revenus, quelques-uns ont échappé à la mort.
À Sainte-Ménehould, il y avait la famille Finkelstein, 2 adultes et 6 enfants qui ont péri en déportation. Si leurs photos ne sont pas (encore) au musée, par contre leurs noms sont bien gravés sur les murs de pierre, dans la cour. On l’appelle « le mur des noms ». Mais cette liste ne donne pas le nom de la ville où habitaient ces juifs.
Dans le n° 28 de décembre 1989 du « Bulletin municipal » l’histoire de la famille Finkelstein a été racontée par François Stupp, Roger Dubois et Roger Berdold ; c’est ce dernier, membre de notre association, qui nous a autorisé, au nom des ses 2 camarades, à publier ce texte.
L’article finissait par ; « Il est encore temps de leur éviter pire que la mort : l’oubli ». Alors pour le rappeler aux seniors, pour le faire savoir aux nouveaux lecteurs, nous avons voulu retranscrire ce texte dans son intégralité. Quand les ménéhildiens ont écrit ce récit, le musée de la Shoah n’existait pas. Aujourd’hui, la mémoire de cette famille vit à Paris.
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"La France est un grand pays. Contrairement aux affirmations de certains journalistes, elle ne préfère pas l’amnésie aux mauvais souvenirs. On peut reparler de tout, car la liberté y règne. Même si quelquefois on refuse momentanément d’aborder les années tristes, il se trouve toujours une, souvent plusieurs voix qui s’élèvent pour qu’un forfait ne soit pas étouffé quels que soient les risques de son évocation. 75 000 juifs, entre 1942 et 1945, résidant en France, sont morts après un calvaire atroce, et pour 8 d’entre eux, dont 6 enfants, c’est à Sainte-Ménehould, dans notre cité qu’il a débuté. 47 ans après l’événement, il est bien difficile d’en donner la relation précise. Et pourtant, l’émotion que j’ai retrouvé chez tous les témoins, plus ou moins directs, prouve, pour eux au moins, que ni les visages ni les événements ne s’effacent.
Les Finkelstein étaient 8 : Les parents, Charles, né à Blonsk en 1901 et Ida à Varsovie en 1898, étaient polonais de naissance, de même que leurs deux aînés : Albert (1922) et Rose (1924). Jacob, dit Jacques, était natif de Paris (1928) comme Léon (1931). Les deux derniers étaient ménéhildiens, Marcelle (1932) et Henri (1935).
L’odyssée de cette famille est vraisemblablement celle de la vague d’émigrants des années 1930, fuyant la Pologne, la misère des grandes communautés et la mentalité anti-juive de ce pays, épicentre européen de l’antisémitisme.
On peut situer son arrivée en France en 1926, avec 2 enfants, à Paris jusqu’en 1931, une vie d’émigrants dans les quartiers pauvres de la capitale, où le père a exercé son métier de cordonnier, et où, en plus, 2 autres enfants venus au foyer, ont ajouté encore aux difficultés économiques de l’heure.
Ils vécurent dans notre ville à partir de 1932. La littérature est abondante en évocations de la vie de cette famille pauvre, cultivant son particularisme et ses croyances entre les murs de son foyer, mais avide de culture française, dans un pays où, depuis 1791, un juif est un homme libre et égal aux autres, depuis sa naissance et jusqu’à sa mort.
La vie professionnelle de Charles fut exemplaire et ne lui valut aucune des jalousies classiques qui alimentent le plus souvent l’aigreur
antisémite. Son apprenti de 15 à 20 ans, devenu commis à son retour de la guerre de 1939 de 22 à 26 ans, se plaît à rapporter le souvenir d’un artisan compétent et travailleur, doué pour la réparation aussi bien que la confection, dans son atelier de la rue des Prés. Parfaitement adapté à la vie locale, il faisait sa partie de cartes au Café de Paris, où on l’appelait familièrement « La Semelle ». Ses enfants fréquentaient les écoles et le lycée Chanzy, avec d’excellents résultats scolaires et l’amitié de leurs camarades.
Mais la poussée raciale se moquait bien des frontières de l’Europe. Après l’Autriche, exacerbée par le nazisme en Allemagne, elle submergeait la France en 1940 dans le sillage de la Wehrmacht.
Pendant l’occupation, souriant et débrouillard, faisant de son mieux pour continuer son artisanat dans ces époques de pénuries, Charles Finkelstein et ses 2 aides récupéraient des tiges de chaussures au dépôt d’ordures, remontaient des tiges de galoches sur des semelles de cuir, confectionnaient des nu-pieds, pour survivre, malgré le danger permanent et l’incertitude du lendemain.
Se procurer du cuir était un tour de force, et il y réussissait, soutenu par ses amitiés et connaissances. Nombreux sont ceux qui lui doivent d’avoir pu se chausser, véritable exploit à l’époque. Charles ne croyait pas à l’irréparable. Et de toute façon, que faire quand on est à la fois : étranger en province, dans un pays occupé, répertorié par l’autorité locale, sans ressources ni filière, et avec un profil et un accent qui vous désignent à l’autorité policière au moindre de vos déplacements ?
Il avait confectionné pour l’officier supérieur de la Kommandantur, une paire de bottes. Il s’était même fait embaucher à la reconstruction du tunnel des Islettes, espérant ainsi échapper aux mailles du filet. Une première irruption de la Feldgendarmerie dans son échoppe avait déjà
eu lieu avec fouille.
Ses enfants portaient l’étoile jaune en application des directives de l’époque, ses camarades s’en souviennent. Objet de la curiosité chez les enfants plus que de mépris, Jacob (Jacques) avait ironisé sur l’obligation à fournir un point textile pour obtenir cette distinction.
Après répertoriage et marquage, sur tout le territoire occupé, au printemps 1942 s’amorce la phase de la solution finale. Le premier coup de filet concerne les parents et les 2 aînés. La date précise n’a pu à ce jour être située. Renseignements pris, Charles, sa femme et ses 12 enfants ont « bénéficié » d’un véhicule collectif étant passé par Vitry et Saint-Dizier. Un témoin se souvient parfaitement d’un camion de l’armée allemande, mi-bâché, avec des civils à son bord. Jouant au même moment avec Henri, rue Célestin Guillemin, il a empêché celui-ci de rejoindre ses parents au camion stationné 38 rue Florion, devant leur domicile. Un autre témoin dit que toute la rue a entendu hurler Rosette lorsqu’on est venu l’emmener. L’épilogue se situe le 27 juillet, dans le convoi n° 11, parti de Drancy/Le Bourget à 10h 30 et qui emmène, entre autres, 43 juifs en provenance de Châlons. Sur les 1000 déportés de ce convoi, il y aurait 11 survivants dont 2 femmes. La liste alphabétique mentionne les 4 noms des Finkelstein, gazés à leur arrivée à Auschwitz.
Le second coup de filet concerne le reste de la famille : 4 enfants restés seuls, le dernier
ayant 7 ans. Après recherches, témoignages et lettres permettent d’en savoir un peu plus, Etienne Thierry et les sœurs de l’hôpital auraient recueilli ces enfants jusqu’à la rentrée scolaire où pourrait se situer le 2ème acte de la tragédie. Un camarade d’école se souvient, dans la classe transférée dans les locaux actuels du musée, du jour où 2 policiers en civil se sont fait désigner Léon par le maître d’école et l’ont emmené dans une voiture stationnée à l’extérieur. Il pleurait, sa valise à la main, en quittant le collège.
De Châlons, Jacques a écrit le 10 octobre à Monsieur Thierry. Il décrit la grange entourée de barbelés,
gardée dit-il par un agent de la ville très chic ! Malgré un moral satisfaisant, il sollicite l’envoi de pain et de « quelque chose à mélanger à l’eau ».
Le 21 octobre, il écrit de Drancy « la capitale juive ». Il n’a pas, et pour cause, retrouvé ses parents. Avec une restriction sur le confort, il ironise sur son propre sort et
sollicite l’envoi d’un colis. Il le reçoit le 10 novembre, veille de son départ, remercie très vivement l’envoyeur, s’exhorte à partir avec courage, parfaitement conscient de son destin, la boule rasée et du cœur au ventre, sur une dernière carte du camp.
Serge Klarsfeld les situe tous les 4 dans le convoi n° 40. Il écrit : « Convoi n° 40 - Châlons/Marne : 45 partants. Figurent des enfants sans parents, comme les Finkelstein, tous les 4 arrêtés à Sainte-Ménehould ». A part 4 survivants, tout le reste du convoi a été gazé.
Aujourd’hui, année de la célébration du bicentenaire de la Déclaration des Droits de l’Homme, tous ceux qui ont côtoyé cette famille se refusent à ne plus en parler. Les Finkelstein n’avaient rien à se faire pardonner, ils sont morts parce qu’ils étaient juifs. Ils ne réclament rien, ni justice, ni polémique, ni publicité. Il est trop tard pour leur rendre la dignité, mais il est encore temps de leur éviter pire que la mort : L’OUBLI."
Récit de François Stupp, Roger Berdold, Roger Dubois.
Avec l’autorisation de Roger Berdold.
À visiter : Le musée de la Shoah, 17 rue Geoffroy l’Asnier à Paris, en bordure de la Seine, entrée gratuite.
La plaque de la famille Finkelstein
Dans le hall de la mairie de Sainte-Ménehould, à gauche près des grands escaliers, trois plaques commémoratives rendent hommages aux ménéhildiens civils tués pendant les guerres.
Celle du haut porte les noms des personnes tuées pendant la Grande guerre ; celle du milieu présente les 26 noms des victimes de la seconde guerre mondiale. Et la plaque du bas porte le même nom du haut en bas, « Finkelstein », le père, la mère et les six enfants, déportés à Auschwitz.
Certains se posent la question : « Mais pourquoi une plaque à part, une plaque dont la pose semble d’ailleurs être postérieure aux autres ; pourquoi ces noms de famille juive n’ont-ils pas été intégrés à la liste des tuées de 39-45 ? » C’est suite et grâce à l’article des trois Ménéhildiens que cette plaque a été posée.
Beaucoup de ceux qui passent dans le hall n’ont peut-être jamais remarqué ces plaques. Mais à chaque cérémonie lors de la journée des Déportés, les autorités civiles et militaires viennent déposer une gerbe devant les plaques et se recueillir.