« Vous boirez bien une petite goutte ? » Voilà une phrase que l’on entendait bien souvent dans les fermes Argonnaises, il y a un peu plus d’un demi-siècle.
La « goutte » en question ( qui n’était jamais petite) était la plupart du temps une solide rasade d’eau de vie de fabrication locale, redoutable « pousse au crime » qui vous décapait l’œsophage et vous donnait l’impression d’avoir ingurgité une lampée de napalm !
« Boire la goutte » était une habitude qui faisait partie du style de vie : pour un oui ou pour un non, on sortait la bouteille, certains même en buvaient au petit déjeuner. Pour les nouveaux visiteurs, présumés non initiés, c’était une sorte d’examen de passage, car le maître de maison, après avoir servi une copieuse ration, guignait du coin de l’œil l’effet produit par son nectar sur la victime : si celle-ci toussait, s’étranglait, devenait écarlate, elle se trouvait classée dans la catégorie des mauviettes ; mais si, au contraire, elle subissait stoïquement l’épreuve, faisant même un compliment du produit, alors elle avait droit à la considération du fermier et à une deuxième tournée qu’il n’était évidemment pas question de refuser. Il y a parfois des moments difficiles dans la vie !
La goutte était vraiment « une boisson d’homme » ( comme dit Lino Ventura dans les Tontons Flingueurs). Aussi fabriquait-on également une liqueur à base de fruits à l’eau sucrée, liqueur beaucoup moins brutale et qui convenait davantage à un gosier féminin.
Par un bel après-midi de printemps, une fermière qui faisait des rangements, s’aperçut qu’un fond de bocal de ces fruits à l’eau de vie traînait dans son buffet : le liquide avait été bu, mais il restait une bonne quantité de fruits, à demi desséchés, abandonnés à leur triste sort. Au milieu de la cour trônait, comme dans toutes les fermes à cette époque, un imposant tas de fumier, tout proche de la maison d’habitation, ce qui n’était pas très hygiénique, mais dont on s’accommodait alors, malgré les odeurs et les mouches. Utilisé comme engrais, ce fumier était un bien précieux ( plus le tas est volumineux, plus le fermier est riche, affirmaient quelques plaisantins). Il était aussi pratique, car on l’utilisait comme dépotoir et tous les déchets domestiques y échouaient. C’est donc tout naturellement là que notre fermière jeta les fruits qui restaient au fond de son bocal. Une heure après, l’attention du fermier fut attirée par un détail inquiétant : la cour de la ferme, habituellement grouillante de volailles, était anormalement déserte et silencieuse. Un simple coup d’œil lui suffit pour réaliser le désastre : toutes les poules gisaient sur le tas de fumier, complètement inertes, les pattes en l’air et les yeux clos !
Il s’ensuivit une explication orageuse, car la fermière fut bien obligée de reconnaître qu’elle était responsable de la catastrophe : les fruits qu’elle avait jetés sur le fumier avaient été picorés par les volailles qui n’avaient pas supporté l’alcool dont ils étaient imbibés.
En fin d’après-midi, une première poule ouvrit un œil, se remit péniblement sur ses pattes et entreprit de faire quelques pas, d’une démarche chancelante, entrecoupée de nombreuses chutes. Une deuxième suivit, puis une troisième finalement, elles émergèrent toutes de leur coma et la cour offrit alors le spectacle d’un curieux ballet cahotant, entrecoupé d’écarts et de battements d’ailes incontrôlés et qui, même avec beaucoup d’imagination et d’indulgence, était loin de faire penser à celui du Lac des Cygnes. Le lendemain, tout était rentré dans l’ordre : les poules étaient bien un peu indolentes et le cocorico du coq plus enroué que d’habitude, mais cela s’améliora rapidement.
La qualité de la chair des volailles en fut-elle améliorée ? Les œufs du jour présentaient-ils des vertus particulières ? Autant de questions restées sans réponse. Une seule certitude : les poules de la ferme avaient, ce jour là, ramassé la première et sans doute unique « cuite » de leur vie et « à l’insu de leur plein gré » comme un coureur cycliste bien connu !