---------En Argonne où, il faut bien le reconnaître, les distractions sont plutôt rares, la chasse a toujours été une activité pratiquée. Ce qui est vrai aujourd’hui l’était plus encore il y a quelques décennies, à une époque où les campagnes étaient beaucoup plus peuplées que maintenant et où il fallait bien trouver un moyen d’occuper les tristes journées d’hiver. Outre le fait qu’elle apportait une amélioration alimentaire à l’ordinaire, sous forme de gibier, viande très appréciée des Argonnais, la chasse créait une ambiance amicale, qui enrichissait la vie des villages. Aussi les histoires de chasse étaient-elles innombrables, tantôt glorifiant les exploits d’illustres « fusils », tantôt ridiculisant certains de leurs collègues maladroits ou inexpérimentés, histoires qui, souvent, se répétaient de bouche à oreille, de génération en génération, obligeant les contemporains à faire preuve d’imagination pour trouver l’idée qui mériterait de faire figurer telle anecdote dans le folklore local.
---------Dans un petit village proche de Menou, l’un de ces chasseurs avait été surnommé Buffalo Bill, par dérision, car il était d’une maladresse rare : de mémoire d’homme, personne ne l’avait jamais vu tuer le moindre gibier et ce malgré une importante consommation de cartouches. Au fil des années, le surnom s’était simplifié, devenant plus simplement Bill (« le Bill ? il louperait une vache, à trois mètres, dans un couloir ! » ou encore « le Bill ? Il est plus dangereux pour les autres chasseurs que pour le gibier ! »)
---------Un dimanche matin, trois joyeux lurons du village décidèrent de faire une farce au pauvre Bill. Ayant capturé un chat, ils entreprirent de le coudre dans une vieille peau de lièvre, lui laissant seulement libres les quatre pattes et la partie avant de la tête pour qu’il puisse courir et se diriger. Le malheureux matou, qui n’appréciait évidemment pas le traitement auquel il était soumis, se débattait, mordait, griffait, crachait, bref, exprimait son indignation et résistait par tous les moyens dont il disposait. L’entreprise fut difficilement menée à bien (« Je ne connais rien de plus dangereux qu’une femme jalouse, si ce n’est un chat en colère » affirmait mon grand-père qui était d’une grande sagesse), au prix de multiples écorchures, le tout émaillé de force jurons. Quant au résultat, il pouvait, à une certaine distance, faire illusion, grâce surtout aux deux longues oreilles qui surmontaient la tête de la pauvre bestiole.
---------Nos trois lascars allèrent se dissimuler au coin d’une haie, sachant très bien que Bill finirait par passer par là, ce qui ne tarda pas à se produire. Alors, ils lâchèrent le « chat-lièvre » dans le chemin, bien en vue de l’arrivant qui réagit instantanément, épaula et tira les deux cartouches que contenait son arme. Bien évidemment, Bill rata sa cible et, une fois de plus déconvenu, vit son « lièvre démarrer à la vitesse d’un obus, poursuivi par son chien qui poussait des hurlements assourdissants. Mais notre malheureux chasseur n’était pas au bout de ses surprises : arrivé au pied d’un vieux pommier, talonné par le chien, ne voilà-t-il pas que le fameux lièvre se mit à escalader l’arbre, à la stupéfaction du chasseur et du chien, puis à émettre des miaulements lamentables, ce qui n’est tout de même pas commun de la part d’un « capucin », fût-il Argonnais de bonne souche.
---------Un énorme éclat de rire partit de la haie, d’où les trois compères finirent par émerger en se tenant les côtes. Le pauvre Bill dut boire le calice jusqu’à la lie et supporter force quolibets tout en riant jaune, car il se doutait que l’affaire serait amplement ébruitée et commentée.
---------Depuis ce jour, au village, quand on parle d’un événement hautement improbable, on dit « Cela arrivera quand les lièvres grimperont aux arbres ! » Le pauvre Bill, disparu depuis bien longtemps, y a gagné une certaine forme de célébrité dont il se serait sans doute bien passé.