---------- Il est même rentré, s’exclama derrière eux une voix enrouée.
---------M. de Louëssart tenait la porte du couloir entr’ouverte ; les deux bassets, Ravageau et Tortillard, firent brusquement irruption dans la salle. Après eux, le maître s’avança d’un pas alourdi, et avec une expansive effusion, serra la main du visiteur.
---------- Comment va, cher Monsieur ?
---------Enchanté de vous trouver à l’housteau (au logis) ! ... Pour sûr que j’aurais grondé ma fille si elle vous avait laissé décamper ... Eh bien, Cathe, tu vas nous offrir un verre de liqueur ! M. de Lochères se rassiéra et trinquera avec moi ... Par ce satané vent de galère, on a besoin de se réchauffer le sang ...
---------On devinait que, pendant sa course en forêt, il s’était déjà à plusieurs reprises, avisé de recourir à cette précaution hygiénique, car il avait le verbe haut, l’œil allumé et le geste excessif. Son arrivée jeta un froid et rompit le charme : Catherine avait pâli ; elle jetait alternativement un regard inquiet et confus sur son père et sur Vital. Ce dernier se repentant de ne s’être point esquivé cinq minutes plus tôt, avait bonne envie de tirer sa révérence au garde général.
---------Néanmoins, à la mine alarmée de la jeune fille, il pressentit qu’il ne fallait point, par égard pour elle, froisser l’amour-propre de ce personnage irritable. Il eut pitié de Catherine, se rassit et consentit à trinquer avec M. de Louëssart, qui était aller fouiller dans le buffet et en rapportait une bouteille de fignolette avec trois verres.
---------- Goûtez-moi çà ! dit le forestier, c’est du vin doux cuit au sortir du pressoir et parfumé à la cannelle ... Je vous donnerai la recette, si vous le désirez ...
Enfoncé dans un fauteuil de paille, l’air hilare, il élevait son verre à la hauteur de l’œil, puis le dégustait à petits coups. Après quoi, il reprit brusquement familier :
---------- Eà, Monsieur de Lochères, vous vivez donc comme un ermite dans votre château ? On ne vous voit nulle part et, sans reproche, nos amis se plaignent un peu de votre humeur casanière ... On comptait sur vous pour secouer l’indifférence des gens bien pensants, qui se laissent brimer ici par la racaille ... Croiriez-vous qu’au dernier scrutin tous les notables du pays ont été évincés du conseil municipal ... et remplacés par qui, Monsieur, par des pacans, par des épiciers et des marchands de vin ? Le maire lui-même est un ancien brioleur ... Une honte, quoi ! ... Sacrebleu, votre père était un ardent royaliste, un bon catholique, et vous ne pouvez pas laisser tomber l’héritage en quenouille ... Savez-vous quoi, Monsieur de Lochères ? ... Vous devriez vous laisser porter aux prochaines élections. Vous êtes riche, vous avez un nom connu à dix lieues aux entours et vous passeriez haut la main, foi de Louëssart ! ... Si vous m’y autorisez, je ferai campagne pour vous et je vous organiserai un comité superlativement distingué ...
---------- Je vous remercie, dit froidement Vital, interrompant enfin ce verbiage ; je suis venu ici pour me reposer et vivre en paix avec tout le monde.
Mais le garde général tenait à ses opinions et s’y entêtait avec cette insistance que donne un commencement d’ébriété.
---------- Naturellement ... Mais entendons-nous, vous n’auriez à vous occuper de rien ... Vous me laisseriez faire et je travaillerais pour vous en dessous main ... Les paysans d’ici vivent de la forêt et je les ai tous sous ma coupe ... En leur payant à boire, je les mènerai au scrutin comme un troupeau de bœufs ...
---------- Encore une fois merci, répéta M. de Lochères agacé. J’ai horreur de la politique et des politiciens ...
Ceci avait été dit d’un ton sec qui, dans l’esprit de Vital, ne permettait pas de réplique et, pour rendre ses paroles plus significatives, il s’était brusquement levé, cette fois avec l’intention bien arrêtée de prendre congé ; mais l’obstiné buveur, hochant la tête, le dévisageait d’un œil narquois et incrédule.
---------- Je n’en crois rien, repartait-il d’une voix pâteuse, en agitant un doigt à la hauteur de son nez et en clignant de l’œil ... Vous êtes un malin et vous ne voulez pas qu’on lise dans votre jeu ! ...
---------Il s’était mis péniblement debout et tendant la main à M. de Lochères :
---------- Suffit ! ... Nous en recauserons un jour que j’irai à La Harazée vous demander à déjeuner...
---------Vital laissa tomber cette insinuation sans y répondre. Il subit avec répugnance l’humide étreinte de la main flasque du forestier, puis salua sympathiquement Catherine qui, pendant toute cette scène, restait accoudée à la table, l’œil voilé, avec une tragique expression de honte et d’énervement.
---------Après quoi, il sortit, mécontent de lui-même et fortement écoeuré.