VI
---------Dès le lendemain, M. de Lochères résolut de réaliser trois projets, dont il avait parlé vaguement à Saudax ; mais dont jusqu’alors il avait nonchalamment ajourné l’exécution : il acheta deux chevaux, se procura un couple de chiens courants et s’arrangea avec un propriétaire du voisinage pour lui sous-louer le droit de chasse, dans les triages de la Grurie et de la Bolante. Il s’était souvenu que le désoeuvrement est le père de l’ennui et que ce « féroce ennui » nous pousse à de fâcheuses fantaisies. Or, il ne voulait plus être tenté de s’égarer davantage du côté du Four-aux-Moines. Sa dernière visite lui avait clairement démontré, d’abord, que M. de Louëssart était un personnage à ne point fréquenter, et, en second lieu, qu’une trop grande intimité avec Catherine offrait des périls plus graves encore que la compromettante amitié du garde général. Dès la première rencontre, Mlle de Louëssart avait inspiré à Vital une vive admiration et un tendre intérêt. Il la plaignait d’avoir un tel père, mais il se tenait en garde contre sa sensibilité : il savait combien son propre cœur était prêt à faiblir et le plus ordinaire bon sens lui interdisait de s’exposer à commettre la pire des sottises en s’amourachant de la jeune fille. Au premier janvier, il lui fit envoyer une coquette caisse de bonbons de chez Boissier ; en même temps, il donna l’ordre à Saudax de répondre imperturbablement que son maître était absent, au cas où M. de Louëssart se présenterait à La Harazée.
---------Ces précautions une fois prises, il commença de courir les bois avec ses chiens, estimant que, dans son cas, la chasse était encore le meilleur dérivatif. Mais l’amour, lui aussi, est un rude chasseur qui ne lâche pas facilement le gibier qu’il a fait lever. On ne le met jamais en défaut ; il connaît d’avance les ruses, les foulées et les remises de la bête ; quelque détour qu’elle invente ; il prévoit des coulées par où elle reviendra au gîte et il l’attend sournoisement au passage. M. de Lochères avait beau chercher à se fatiguer le corps et l’esprit, toujours la séduisante Catherine de Louëssart restait fixée en son souvenir. Le cœur des hommes qui ont beaucoup aimé l’amour se résigne mal à demeurer oisif. La préoccupation de l’éternel féminin, qui a été leur unique intérêt, les tourmente sans relâche et les poursuit jusqu’aux limites de la vieillesse. Ni leur chair, ni leur esprit ne se désaccoutument de cette voluptueuse excitation, qui leur paraît donner seule une saveur appréciable à la vie. Vital, d’un naturel tendrement expansif, trouvait affreusement monotone une retraite d’où la femme était absente. Pour ceux qui, dès le début de la jeunesse, ont laissé le sexe féminin jouer ce rôle prépondérant dans leur existence, l’absolue solitude est insupportable. Si persuadés qu’ils soient de la nécessité de s’assagir et de s’assurer une maturité sans orages, toujours leur pêché d’habitude les ressaisit et suscite en eux un nouveau désir d’amour.
---------Quand parfois la quête d’un lièvre ou d’un chevreuil emportait Vital dans la direction de la gorge des Meurissons et que subitement, du haut d’une tranchée fuyante, il découvrait entre deux versants boisés les toits gris et les tuiles roses des maisons du Four-aux-Moines, il ne pouvait réprimer un soupir de regret. Il se remémorait son dernier tête-à-tête avec Catherine, dans l’étroite salle à manger où le poêle de faïence ronflait doucement. Il revoyait la jeune fille, accoudée à la table, les doigts noyés dans les crêpelures de ses cheveux, et lui disant d’une voix câline :
---------- Quoi, vous me quittez déjà !
---------Puis il pensait à cette brève minute où ils étaient restés debout côte à côte, leurs corps se frôlant presque, leurs regards fondus l’un dans l’autre, et derechef il se troublait ; sa gorge se serrait, sa poitrine se gonflait. Honteux de cette ridicule faiblesse, il tournait vivement le dos au Four-aux-Moines et, s’enfonçant sous bois, il songeait : « Vieux fou ! A ton âge, après tant de déboires et de mécomptes, il ne te manquerait plus que de t’éprendre d’une fille de vingt ans ! ... Ce serait pour t’achever ! ... »
---------En février, la chasse au bois fut fermée. Alors, pour rester fidèle à son programme, M. de Lochères se rejeta sur les battues au sanglier, la chasse aux oiseaux d’eau, la passe aux bécasses. Cela l’occupa jusqu’à la mi-avril ; mais, une fois le printemps revenu avec les cloches de Pâques, il lui fallut déposer son fusil et se contenter de promenades sans but à travers les clairières gazonneuses et les gorges profondes, où les rus grossis par les giboulées de mars haussaient leur voix et roulaient vers la Biesme leurs eaux plus abondantes.
---------Jusqu’à la semaine sainte, le temps avait été froid et maussade ; mais le soleil dissipa enfin les nuées, le vent tourna au midi, et dans les bois arrosés d’eaux vives, parmi les prairies humides, le printemps fit explosion avec une exubérance violente. En un clin d’œil, les bourgeons éclatèrent aux branches, la forêt reverdit et les fleurs foisonnèrent aux flancs des ravins, aux marges des taillis, dans l’herbe haute des tranchées. Une réveillante musique d’oiseaux chanta sous les feuillées.