---------M. de Louëssart, après avoir constaté que sa redingote râpée et démodée ne pouvait plus aller, s’était décidé d’endosser son uniforme de cérémonie qui lui donnait une tournure plus distinguée. La jeune fille était habillée d’une robe de foulard à petites raies roses. Quelques minutes après, ils atteignaient la grille et M. de Lochères s’élançait vers le perron pour les recevoir.
---------- Soyez le bienvenu à La Harazée, Monsieur de Louëssart, et vous aussi, Mademoiselle, dit-il en leur serrant la main.
---------- Monsieur de Lochères, répondit le garde général d’un ton très digne, puisque la montagne ne venait pas à nous, nous sommes allés à la montagne ...
---------Il avait préparé sa phrase dès le Four-aux-Moines et il la répétait avec une visible satisfaction, tandis que sa fille se mordait les lèvres. Dès l’entrée du vestibule, il fut frappé par la profusion des fleurs et de la verdure.
---------- Mazette ! s’écria-t-il, on se croirait en plein bois ... Mes compliments, Monsieur, l’arrangement est du meilleur goût ...
---------Catherine restait muette, mais elle songeait que ces corbeilles de plantes épanouies avaient été installées en son honneur ; cette délicate attention chatouillait son orgueil féminin et lui touchait doucement le cœur. Elle ouvrait tout grand ses beaux yeux mélancoliques et admirait en silence. Son émerveillement s’accrut encore quand elle contempla la décoration sobrement somptueuse du salon. M. de Louëssart lui-même demeurait ébaubi et, bien qu’il affectât de ne s’étonner de rien, il ne put s’empêcher de louer d’un ton de connaisseur la belle ordonnance de l’appartement.
---------- En attendant que le déjeuner soit servi, lui demanda Vital, voulez-vous que je vous fasse faire le tour du propriétaire ?
---------M. de Louëssart acquiesça et, Lochères ayant offert son bras à la jeune fille, ils sortirent par l’une des portes-fenêtres ouvrant de plain-pied sur les jardins. Ceux-ci n’avaient, du reste, d’autre originalité que leur disposition en terrasses. Néanmoins, le garde général s’extasia de nouveau sur la belle tenue des espaliers et les abondantes variétés de fraisiers. Quant à Catherine, plus sensible aux beautés naturelles, elle contemplait le frais moutonnement des flancs de la gorge et le petit étang de la Fontaine-aux-Charmes, qui s’argentait dans la ceinture de joncs. Répondant à une exclamation admirative de sa fille, M. de Louëssart jeta sur la gorge boisée et l’étang endormi un regard de professionnel et dit d’un ton sententieux :
---------- Votre vallon a la même configuration que celui du Four-aux-Moines ; il est soumis aussi malheureusement aux mêmes inconvénients et aux mêmes éventualités menaçantes. Nous autres riverains des rus qui descendent de la forêt, nous sommes à tout instant sous le coup d’une inondation. On frémit quand on songe qu’il suffirait d’une grosse fonte de neige ou d’une excessive pluie d’orage pour transformer ces ruisseaux en torrents et submerger la vallée de la Biesme. Les maisons construites sur les berges n’y résisteraient pas et crouleraient comme des châteaux de carte ... Vous encore, Monsieur de Lochères, vous n’avez rien à craindre pour La Harazée qui se surélève bien au-dessus du fond de la gorge ; mais les habitations du Four-aux-Moines seraient certainement emportées par une crue violente ... Dans plusieurs rapports, j’ai signalé ce danger au préfet et à l’administration forestière ; j’ai indiqué le moyens d’y remédier, en établissant une série de bassins de retenue et de solides endiguements. Mais le désordre est partout : dans l’administration comme dans les esprits. On n’a tenu aucun compte de mes observations ...
---------Catherine vit le moment où son père allait de nouveau agacer Vital avec ses déclamations de politicien ...
---------- Je crois, insinua-t-elle prudemment, que j’ai entendu un tintement de cloche.
---------En effet, on sonnait le déjeuner et ils redescendirent vers la maison.
---------L’aspect réjouissant de la salle à manger fit oublier à M. de Louëssart ses récriminations contre l’incurie préfectorale. Le menu, abondant et choisi, flattait sa gourmandise. Il dégustait chaque plat avec des hochements de tête et des clappements de langue approbatifs ; il ne tarissait pas d’éloges sur le talent de la cuisinière et la rare qualité des vins. Vital recevait avec un sourire distrait cette pluie de compliments ; ses yeux, tournés vers Catherine, semblaient dire à la jeune fille que le luxe et le raffinement de cette table fleurie n’avaient été prémédités que pour elle. Il était heureux de la servir, de remplir son verre, de l’entourer de petits soins et de tendres prévenances. Elle avait conscience du plaisir qu’il prenait à la fêter ; elle en était touchée et fière. Sa personnalité se dilatait dans cette atmosphère de bien-être et de sollicitude, à laquelle elle était peu habituée. Pour se montrer reconnaissante, elle prodiguait à son voisin charmé ses plus séduisants sourires et la grâce naturelle de son esprit primesautier.
---------Au dessert, en arrosant de champagne une assiettée de fraises, M. de Louëssart s’écria :
---------- Cher Monsieur, vous avez transformé La Harazée en un paradis ... Savez-vous que vous êtes un artiste ? ... Tout ici est parfait et si coquettement arrangé qu’on croirait qu’une femme a présidé à cette petite fête ... et pourtant il n’en est rien, puisque, m’a-t-on dit, vous avez eu, comme moi, le malheur de perdre votre chère compagne, il y a quelques années ...