---------- Chère Madame, dit le garde général, j’allais chez vous ... Catherine m’avait chargé ce matin de vous prier de ne pas compter sur elle pour la couture. Figurez-vous que j’ai mangé la commission ! ... Excusez-moi ... Je n’ai pas plus de mémoire qu’un lièvre.
---------- Mieux vaut tard que jamais, répondit Mme de Verrières ... Entrez donc tout de même, j’aurais deux mots à vous dire ...
---------Elle l’introduisit dans une pièce du rez-de-chaussée où son mari, le commandant de Verrières, occupait les loisirs de sa retraite à d’ingénieux travaux d’ébénisterie, puis elle lui offrit un siège d’un air presque aimable. Il y a des gens que l’idée d’être désagréables à leur prochain suffit à mettre en belle humeur, et Mme de Verrières était de ces personnes-là.
---------- Mon cher Louëssart, commença-t-elle, je n’aime pas à me mêler des affaires d’autrui. Pourtant, j’ai l’esprit de corps ; j’estime que, nous autres, qui représentons la vieille noblesse du pays, nous devons nous prêter main-forte et tout au moins laver notre linge sale en famille ... Or, il m’est revenu que Catherine fait en ce moment beaucoup trop parler d’elle ...
---------- Qu’entendez-vous par là, madame ? interrompit le garde général en se dressant sur ses ergots.
---------- J’entends qu’on lui reproche de graves inconséquences et, à vous, un coupable aveuglement.
---------- En vérité ! ... Ayez donc la bonté de m’expliquer en quoi je suis aveugle et comment elle est inconséquente.
---------- Volontiers, répliqua la dame en arquant sa lèvre moustachue pour décocher les flèches qu’elle voulait lancer ... Donc, je m’explique ... Vous voyez souvent M. de Lochères ?
---------- Fort souvent, et je m’honore d’être de ses amis.
---------- Il n’y a vraiment pas de quoi ... M. de Lochères est et a toujours été un fieffé libertin ... Sa présence est un danger dans une maison où se trouve une jeune fille ... Catherine a des façons trop libres et vous avez eu le grand tort de lui laisser la bride sur le cou. Elle en a profité pour fleureter avec ce monsieur ... C’est la fable du pays ... Vos ennemis en font des gorges chaudes et vos amis en sont navrés. M. de Louëssart eut un beau mouvement d’indignation.
---------- C’est ignoble ! s’écria-t-il en se levant ; sachez, madame, que Catherine est une honnête fille, que M. de Lochères est un galant homme et que je ne suis pas un soliveau ... j’ai bec et ongles pour me défendre contre mes ennemis ; quant à mes amis, je les prie de se mêler de leurs propres affaires ... Maître charbonnier est maître chez lui !
---------- A merveille, mon cher Louëssart ! ... Je vous ai averti ... C’était mon devoir. Maintenant je me lave les mains et vous abandonne à votre conscience.
---------- Ma conscience ne me reproche rien ... Serviteur, madame, serviteur ! ...
---------Il sortit, la mine furibonde, mais, à peine dehors, il se rasséréna et sa physionomie prit une expression plutôt guillerette. Les propos de Mme de Verrières ne l’avaient ni alarmé ni étonné, et il connaissait mieux qu’elle la situation. Depuis trois semaines, il étudiait sournoisement Vital et le jugeait épris de Catherine ; il constatait en même temps que la jeune fille acceptait avec plaisir cette cour assidue ; il en concluait qu’elle ne répugnerait point à épouser M. de Lochères, malgré la différence d’âges. Or, dès le principe, le garde général avait considéré ce mariage comme très désirable à tous les points de vue : il serait de cette façon dégagé d’une lourde responsabilité, il pourrait vivre à sa guise et enfin il saurait s’arranger pour tirer profit d’un gendre riche et influent. Quant aux médisances des gens du pays, elles n’étaient pas pour lui déplaire ; au contraire, il méditait de les utiliser afin de hâter un dénouement heureux. C’est pourquoi, après avoir bien réfléchi, en quittant La Chalade, il brûla le hameau du Four-aux-Moines et poussa jusqu’à La Harazée.
---------Il trouva Vital en train d’achever de dîner.
---------- Bonsoir, monsieur de Louëssart, dit ce dernier. Asseyez-vous un moment. Joseph, apportez les liqueurs et laissez-nous ...
---------Quand le valet de chambre se fut retiré, M. de Lochères poursuivit :
---------- Mlle Catherine va bien ? ... Je me proposais de descendre tout à l’heure jusqu’au Four-aux-Moines ...
---------Le garde général donna à sa physionomie une expression de gravité contristée :
---------- Il faudra y renoncer, mon cher voisin, et j’allais justement vous en prévenir.
---------- Ah ! ... reprit Vital contrarié, inquiet aussi de la mine contrite de M. de Louëssart, ce sera alors pour demain.
---------- Ni pour demain, ni pour les jours suivants, cher monsieur, et vous m’en voyez désolé ! ... je viens vous prier de suspendre ces visites, qui étaient pour moi un honneur autant qu’un plaisir, et je vais vous dire pourquoi : le monde est méchant , monsieur Vital, méchant et envieux, surtout dans une bourgade comme la nôtre ... Mes amis m’ont répété des propos malveillants qui courent le pays et dont nous sommes tous très émus On prétend que vos assiduités au Four-aux-Moines compromettent ma fille Oh ! s’écria-t-il avec un geste de protestation, je sais qu’il n’en est rien et que votre conduite a toujours été celle d’un parfait galant homme !