---------Pour mon propre compte, je méprise ces stupides clabauderies Mais quoi ! Je suis père et dois veiller à conserver intacte la réputation de Catherine j’ai lu, je ne sais plus où, qu’une jeune fille a beau être blanche comme neige, elle ne peut échapper à la calomnie. Je ne veux pas, moi, que Catherine soit même soupçonnée Il est de mon devoir de la préserver des moindres éclaboussures On ne saurait être trop circonspect lorsqu’on a une fille à marier
---------M. de Lochères l’écoutait, consterné. Le coup lui était d’autant plus sensible que, le jour même, il avait vu Catherine et que rien, dans l’attitude ni les paroles de son amie, ne lui avaient fait pressentir l’algarade de M. de Louëssart. Il lui sembla entendre se fermer avec un retentissement d’airain les portes de ce paradis terrestre dans lequel il avait passé trois semaines de délices en compagnie de la jeune fille, et où il avait oublié les amertumes, les douleurs, les dégoûts du passé. Pendant ces trois semaines, sa passion pour Mlle de Louëssart s’était développée et exaspérée. Retomber dans la solitude, ne plus voir jamais l’adorable enfant, était au dessus de ses forces. La menace de cette séparation hâta l’éclosion d’une résolution qui germait en lui depuis quelque temps déjà.
---------- Monsieur de Louëssart, répondit-il, vos paroles vont au devant d’une déclaration que je me proposais de vous faire. Oui, vous avez raison, la réputation d’une jeune fille ne saurait être entourée de trop de sollicitude et de respect, et j’ai eu, moi, le tort de l’oublier ; mais le mal que j’ai pu causer est réparable, heureusement. Sur un point, du moins, les commérages des gens du pays n’ont pas été calomnieux : j’aime Mlle Catherine et j’ai l’honneur de vous demander sa main.
---------Le garde général s’épanouit. En son par-dedans, il exultait : « Enfin ! çà y est ! songeait-il joyeusement, et je n’ai pas trop bêtement manœuvré ! » Mais, en dépit de cette jubilation intérieure, il comprit qu’il ne devait pas avoir l’air ni trop réjoui, ni trop émerveillé Aussi s’inclina-t-il gravement et répliqua-t-il très digne, avec une larme dans la voix :
---------- Monsieur de Lochères, je suis très touché, très ému Tout l’honneur est pour moi, assurément Inutile de vous affirmer qu’en ce qui me concerne je serai fier de vous avoir pour gendre, et que mon consentement vous est tout acquis Mais vous comprendrez qu’un mariage est chose grave Ma fille est la principale intéressée et je dois premièrement la consulter
---------- Permettez-moi, interrompit vivement M. de Lochères, de l’interroger moi-même tout d’abord à mon âge, la position d’amoureux est particulièrement délicate Je désire m’expliquer là-dessus avec Mlle Catherine et ne veux obtenir sa main que de son libre consentement. Je vous prie donc de m’autoriser à la voir dès demain et à lui ouvrir franchement mon cœur, comme je souhaite qu’elle m’ouvre le sien.
---------- Vos désirs sont des ordres pour moi, répartit le garde général en serrant la main de Vital ; c’est entendu : Catherine vous attendra demain soir et je vous promets que d’ici là je ne chercherai nullement à l’influencer.
IX
---------Quand M. de Louëssart fut parti ; Vital passa de la salle à manger dans le jardin et gagna la plus prochaine terrasse. Tout au bout, le frêne pleureur abritait de ses souples branches le banc de pierre où, trois semaines avant, il s’était assis avec Catherine. Quels changements survenus en son âme depuis cette après-midi de mai ! Avec quelle rapidité le tendre intérêt tout d’abord éprouvé pour la jeune fille s’était métamorphosé en un amour passionné et dominateur ! Cette folie de l’amour qui avait tourmenté la vie de M. de Lochères, et contre le retour offensif de laquelle il se croyait si bien protégé par la solitude de La Harazée, reprenait précisément possession de tout son être dans le lieu de refuge qu’il s’était choisi. ô contradictions de la destinée humaine ! En ce logis paternel où Vital était rentré avec la ferme résolution de ne plus se laisser enchaîner, il venait, cinq minutes auparavant, d’engager à nouveau son cœur. La détermination était prise, les paroles décisives avaient été prononcées.
---------Il s’accouda au parapet de la terrasse. La dernière flambée du soleil de juin s’éteignait derrière les futaies de la Bolante, dont les robustes verdures se détachaient en brun sur la rougeur du couchant. Maintenant le crépuscule descendait bleuâtre sur la gorge de la Fontaine-aux-Charmes, où l’eau somnolente du petit étang conservait seule une teinte rose. L’air fraîchissait déjà ; les genévriers épars dans les friches du versant opposé à La Harazée n’apparaissaient plus que des taches noires sur les pelouses grises du pâtis. Rasant les cimes boisées, un mélodieux vol de ramiers traversait le vallon et allait se remiser sous la futaie. A la lisière de la forêt, un feu de bûcherons achevait de se consumer ; mince et blanche, la fumée montait droite dans l’air calme.