---------Ce filet de fumée, ondulant à peine dans son élan vers le ciel, rappela à M. de Lochères la sveltesse élégante de la blanche Catherine. Sa pensée se concentra sur Mlle de Louëssart et s’absorba en elle. « Demain soir, à cette même heure, songeait-il, mon sort sera fixé. » Et soudain, une angoisse le saisit ; il lui faudrait, le lendemain, expliquer nettement sa situation à la jeune fille et à son père. Jusqu’à présent, les Louëssarts le croyaient veuf ; il devrait nécessairement leur avouer que Mme de Novalèse existait encore et qu’il était simplement divorcé d’avec elle. Or, il savait qu’en dépit de sa conduite peu exemplaire le garde général se posait en catholique convaincu et pratiquant ; Catherine partageait sans doute les principes religieux de son père. Ne répugneraient-ils pas l’un et l’autre à accepter un projet d’union qui ne pourrait être sanctionné par l’église ? La perspective d’un mariage riche rendrait-elle M. de Louëssart plus coulant ? Catherine, en supposant qu’elle aimât Vital, trouverait-elle dans cette affection assez de force pour résister aux préjugés et braver l’opinion de son entourage ?
---------Ces obstacles, qu’il n’avait pas prévus tout d’abord, se dressaient pleins de menaces devant lui. Il en fut agité pendant le reste de la soirée. Il n’était plus assez jeune pour se faire des illusions ; à vingt ans, on se figure qu’on peut réaliser son désir comme on cueille un fruit à la branche ; à cinquante, on voit clairement les barrières qui s’élèvent entre le point de départ et le but à atteindre ; leur nombre effraye et décourage ; on cherche plutôt à les tourner qu’à les franchir impétueusement. Vital passa des heures à se remémorer les menus incidents qui avaient délicieusement rempli pour lui ces trois dernières semaines. Il les soumit à une analyse minutieuse, comme un essayeur qui examine des parcelles d’or. Assurément, depuis leur tête-à-tête sous le frêne de la terrasse, Catherine lui avait donné de précieuses marques d’attachement. Elle mettait pour lui dans ses gestes, dans ses regards, dans ses paroles, une délicate et câline tendresse. Elle manifestait avec sa sincérité habituelle le plaisir qu’elle éprouvait à le voir, à causer et à se promener avec lui. Elle s’ingéniait à dissiper son humeur mélancolique et à le réconforter. Ce jour même, ils avaient reparcouru ensemble les futaies de la Bolante, ils étaient descendus dans la combe aux muguets et, pour remonter la pente, Mlle de Louëssart avait accepté son aide avec une si affectueuse confiance ! Ils avaient gravi le versant, la main dans la main ; une fois sur le plateau, leur étreinte ne s’était pas dénouée et pendant le retour il avait serré avec bonheur cette mignonne main blanche
qui se fondait dans la sienne. La voluptueuse impression durait encore et, tout en y repensant, Vital croyait sentir le tiède frémissement des doigts prisonniers.
---------Ce souvenir dissipa un peu son inquiétude et il s’endormit en y rêvant. Le lendemain, un rai de soleil qui filtrait entre ses rideaux le réveilla. Sa première pensée fut de nouveau : « Que se passera-t-il ce soir ? » Il se leva, ouvrit la fenêtre. Le ciel était clair. Le petit étang souriait parmi les joncs, et les sifflements de merles égayaient la lisière des bois. Quel beau temps ! Quelle limpide matinée ! Fallait-il s’en réjouir comme d’un heureux présage ? A vingt ans, il eût salué avec confiance cette matinale lumière. Mais l’expérience de la vie lui avait enlevé la belle assurance de la jeunesse. Le doute recommençait à le tourmenter. Tout en commençant sa toilette, de temps à autre, il se penchait à la fenêtre pour regarder la route blanche qui fuyait dans la direction du Four-aux-Moines, et il se disait : « Quand je reviendrai ce soir par ce même chemin, peut-être y marcherai-je comme jadis, courbé sous le poids de ma détresse et avec des déceptions plein le cœur ! »
---------Il entendit un bruit de voix dans la cour. C’était le piéton qui apportait le courrier et qui conversait avec Mme Saudax. Quelques minutes après, on frappa à sa porte ; Joseph entra, déposa les journaux sur la table et ajouta en se retirant : Il y a aussi une lettre pour Monsieur M. de Lochères ne se pressa pas. Il acheva sa toilette, passa un veston, revint rêveusement à la table où l’attendait son courrier et prit la lettre. Elle était margée de noir et maculée de plusieurs timbres, car elle avait été adressée d’abord à Nice, puis réexpédiée à La Chalade. Il regarda distraitement la suscription : l’écriture lui était inconnue. Machinalement il chercha à déchiffrer les indications du timbre appliqué au bureau d’origine, et tout à coup, menaçants comme les caractères inscrits aux murs de la salle où soupait Balthazart, deux mots lui sautèrent aux yeux : « Claremont, Savoie ». Claremont, c’était le château habité par Mme de Novalèse. Il tressaillit, et un frisson lui courut à fleur de peau. De cette maudite demeure il n’était sorti pour lui que des choses fâcheuses Quels nouveaux ennuis lui apportait la lettre qu’il tenait en main ? Depuis des années, toute correspondance avait cessé entre Mme de Novalèse et lui ; d’ailleurs, la suscription n’était pas de l’écriture de Giulia. Un pressentiment monta brusquement au cerveau de Vital : brusquement il brisa le cachet de cire noire et déchira l’enveloppe, qui contenait la lettre suivante :