---------« Monsieur Je n’ose pas dire : « mon père », car le silence qui s’est fait entre nous depuis neuf ans et le tort que j’ai eu de ne pas chercher à le rompre, m’ôtent presque le droit d’employer ce terme d’affection. Néanmoins, il y a dans la vie des moments douloureux où il semble que les colères et les malentendus doivent disparaître, et je suis dans un de ces moments-là. Ma pauvre mère vient de s’éteindre près de moi, après une brève et cruelle maladie. Pendant longtemps elle avait eu contre vous des sentiments d’aversion que je n’ai pas à juger ; mais à la fin de sa vie, je puis vous affirmer que ses dispositions étaient devenues plus conciliantes et qu’elle n’avait, en évoquant votre souvenir, que des paroles d’apaisement et de chrétienne mansuétude. Elle se reprochait d’avoir été trop peu indulgente, trop vindicative et surtout de m’avoir poussé à partager sa rancune. A son lit de mort, elle m’a fait promettre de vous écrire et de vous transmettre son dernier vœu, qui était un désir de réconciliation.
Je m’acquitte avec empressement de cette mission et j’ajoute, pour ma part, que je serais heureux de vous voir accueillir le legs d’une morte. Me voilà maintenant seul sur la terre, n’ayant que des parents maternels établis en Italie et pour lesquels je suis un étranger. Très jeune, car je n’aurai vingt et un ans que dans quelques mois ; très
inexpérimenté, car je n’ai jamais quitté ma mère et je ne connais rien du monde, mon isolement m’effraye. J’aurais besoin d’un ami et d’un guide. Ne m’en veuillez donc pas
si, pendant les tristes heures qui suivent un grand deuil, j’ai eu la pensée de me tourner vers vous et de vous demander de me rendre votre affection.
---------On m’a dit qu’autrefois vous m’aimiez beaucoup et que si vous aviez renoncé à vous occuper de moi, c’est que mon hostile froideur vous avait rebuté. Oubliez-la, je vous en prie ; souvenez-vous seulement de ce petit Charles-Félix que vous preniez jadis sur vos genoux et auquel vous prodiguiez de chaudes caresses. Si, comme je l’espère, vous avez encore ce cœur aimant et chaleureux d’autrefois, ne me laissez pas me dessécher dans l’isolement. Soyez indulgent pour l’enfant qui est de votre sang et qui porte votre nom. Ce sera une bonne action dont vous n’aurez pas à vous repentir. A votre premier appel, j’accourrai près de vous et vous trouverez en moi un fils respectueux et dévoué. »
Charles-Félix de Lochères, 10 juin 1895
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---------Après avoir lu cette lettre, Vital la rejeta sur la table avec un geste irrité, puis il se leva et arpenta sa chambre de long en large, en proie à un violent accès de mauvaise humeur.
---------Il n’en aurait donc jamais fini avec le passé ! Qu’était-ce que ce fantôme qui venait si mal à propos se jeter dans sa vie, en invoquant les liens du sang et de la communauté du nom ? Son fils ? Oui légalement et matériellement parlant. Mais ce titre nu suffisait à créer des droits sérieux à une véritable affection paternelle ? Non pas Depuis l’âge de raison, cet enfant avait été dressé à détester M. de Lochères. Entre son père et sa mère, il avait choisi librement ; il s’était rangé du côté maternel et avait depuis lors traité Vital en étranger. Maintenant que la mort de Mme de Novalèse le laissait seul, il daignait se rappeler qu’il avait un père et s’avisait de se réclamer de lui. Allons donc ! Le divorce de 1885 devait être accepté avec tous ses effets, toutes ses conséquences. L’enfant avait été laissé à la mère, elle l’avait façonné à son gré, nourri de ses préventions, de ses haines et de ses préjugés M. de Lochères se trouvait dégagé de toute responsabilité et il ne se souciait point de se charger tardivement d’une mission dont autrefois on l’avait déclaré indigne. A ce sujet, sa conscience était parfaitement en repos. Charles-Félix serait majeur dans deux mois ; la communauté avait été liquidée et les droits de chaque partie parfaitement réglés lors du divorce. L’enfant possédait une fortune considérable et indépendante. Vital était rassuré sur son avenir, et quand à le faire entrer dans sa vie, jamais
Il haussait les épaules à cette seule pensée. « Non, non, se disait-il. Au moment où je songe à contracter un second mariage, je ne serai pas assez sot pour introduire dans mon intérieur un grand garçon de vingt et un ans, qui n’a ni mes goûts, ni mes opinions, ni mes façons de vivre, qui verra sans doute d’un œil prévenu une jeune femme occuper la place que sa mère n’a pas su conserver, et qui, par dessus le marché, fera nécessairement ressortir aux yeux du monde la différence d’âges existant entre Catherine et moi ! Nenni, pas de don quichottisme ! Le fils de Mme de Novalèse s’est depuis longtemps habitué à se passer de son père ; il s’en passera bien plus facilement encore aujourd’hui qu’il est majeur Je vais lui écrire que je suis désolé, mais qu’il n’ait pas à compter sur moi ! »