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---------Vital était revenu s’asseoir devant la table, afin d’y rédiger immédiatement et sèchement une réponse négative. Son regard tomba sur la lettre de deuil et, avant de formuler son refus, il voulut la relire.
---------« A quelque chose malheur est bon », songeait-il en parcourant les lignes du début En effet, la nouvelle de la mort de Mme de Novalèse allégeait ses inquiétudes ; elle écartait définitivement les objections que M. de Louëssart et Catherine auraient pu soulever à propos de la situation d’un mari divorcé. Maintenant, il était libre de passer sous silence cette fâcheuse histoire de divorce et de parler de son veuvage sans mentir, sans courir le risque d’être accusé d’une déloyale supercherie. Il avait un gros poids de moins sur la conscience et respirait plus à l’aise.
---------Ce sentiment de sécurité le prédisposait sans doute à l’indulgence, car il relut sans irritation les premiers paragraphes de la lettre ; même il se sentit sourdement ému lorsqu’il arriva au passage où Charles-Félix parlait de son isolement et évoquait les souvenirs de sa petite enfance, pour attendrir celui qu’il n’osait plus appeler « son père ». Au fond du cœur de M. de Lochères, un scrupule surgissait peu à peu : « Après tout, se disait-il, quelques torts qu’ait eu cet enfant en épousant la querelle de sa mère, il est ton fils. As-tu vraiment le droit de le rayer de ton existence, de te détacher absolument de lui, alors qu’il implore ton aide et tes conseils ? Si plus tard ce garçon tourne mal, n’aurais-tu pas à te reprocher de l’avoir abandonné, au moment où il cherchait à se réfugier près de toi, où sa jeunesse inexpérimentée avait le plus besoin d’un guide et d’un ami ? Et pour quels motifs le repousserais-tu avec tant de dureté ? pour satisfaire ta rancune ? C’est un sentiment indigne de toi Non, avoue plutôt que tu obéis en réalité à une préoccupation égoïste La présence de ce grand fils te gêne, parce que tu veux te remarier, parce que tu crains que son arrivée à la Harazée ne dérange tes projets et ne trouble ton bonheur. Prends garde ! A l’heure où la satisfaction de tes désirs est encore incertaine et où tu ignores quelle sera la réponse de Catherine, prends garde que ton refus ne te porte malchance ! Ne commences pas ta journée par une mauvaise action ! »
---------Les amoureux sont aussi superstitieux que les joueurs. Cette dernière considération influa grandement sur les déterminations de M. de Lochères et fit soudain pencher la balance en faveur de Charles-Félix.
---------Vital attira brusquement à lui une feuille de papier, et d’une main nerveuse écrivit simplement ceci :
Charles-Félix de Lochères, Claremont (Savoie)
---------« Vous attends à la Harazée. Faites-moi savoir jour et heure de votre départ de Paris, et descendez station des Islettes. Vous y trouverez votre père ».
Vital de Lochères
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---------Puis il s’habilla et, pour ne pas être tenté de revenir sur sa décision, il alla lui-même porter son télégramme au bureau de poste de Vienne-le-Château. Entre la Harazée et ce chef-lieu de canton, la distance est de quelques kilomètres à peine. Une heure après, M. de Lochères reprenait plus dispos le chemin de sa maison où il rentrait pour le déjeuner.
---------Il ne serait pas exact de dire qu’il mangea de bon appétit. Bien que sa conscience fût plus tranquille, il avait le cœur trop préoccupé de sa visite au Four-aux-Moines pour que son estomac n’en ressentit point le contre coup. Mais s’il ne fit pas honneur au menu de la Fleuriotte, du moins il se nourrit de rêves, de visions, d’espérances. Vingt fois il se représenta par avance comment les choses pourraient bien se passer chez le garde général, et chaque fois il imagina une nouvelle mise en scène, un dialogue différent et un autre dénouement. Constamment il avait devant lui l’image de Catherine, tantôt souriante, tantôt troublée, hésitante et mélancolique. Il se leva de table dans un singulier état nerveux et remonta dans sa chambre pour changer de toilette. Par intervalles, il s’arrêtait devant une glace, examinait ses cheveux châtains déjà plus rares, ses paupières fripées, son teint fané, sa barbe grisonnante, sa taille légèrement empâtée par un embonpoint naissant, et il hochait la tête d’un air sceptique. A travers ces agitations, ces alternatives de doute et d’espoir, le temps passait néanmoins. Vital entendit la pendule sonner trois heures, il descendit et franchit le seuil de la grille en se demandant encore une fois, avec un vague frisson, dans quel état d’esprit il pousserait, le soir, la lourde porte grinçante de sa maison.
---------Il marchait lentement, mais plongé en de si absorbantes méditations qu’il ne s’apercevait pas de la longueur du trajet. Il s’étonna d’entendre quatre heures tinter à l’église de La Chalade, lorsqu’il agita enfin la sonnette du garde général.