---------Extrait de l’Almanach du Combattant *1914-1918*1939-1945*T.O.E. Ce texte est daté du 13 juin 1915. Rédigé par un anonyme à Clermont-en-Argonne, il est simple et poignant. Le sujet : courte escale d’un train de soldats devant l’asile de vieillards.
---------Dans le convoi qui les emporte vers une destination inconnue, les poilus, enivrés par la joie d’être échappés pour un temps à l’effroyable géhenne et ne voulant pas penser à l’avenir, quel qu’il pût être, sont d’une exubérance qui se manifeste à tout propos et hors de propos.
---------Tous les incidents de la route sont prétexte à hurlements : le gendarme qui garde le passage à niveau ; la fille qui tire de l’eau du puits ; la vieille dame qui tricote à sa fenêtre et qui, pour regarder ces braillards, a relevé ses lunettes sur son front ridé ; le garde-voie, vêtu d’une peau de bique, le fusil Gras en bandoulière, qui leur présente fièrement, en le tenant par les pattes de derrière, un beau capucin qu’il a pris à la braconne ; le chef de gare qui arbore des galons de sergent-major sur la bande blanche de sa casquette, etc.
---------Malgré la faim qui se fait cruellement sentir, car on a négligé de distribuer des vivres au départ du convoi, tout le monde est en joie et se tient près des portières.
---------Un adjudant, songeur, qui a faim, lui aussi, et qui ne peut rien offrir à son estomac, en regardant une jolie fille qui lui sourit au passage, pense à ce que disait le Cadet de Gascogne après avoir admiré Roxane :
---------« Je mourrais sans regret, ayant vu ce minois,
---------« Si j’avais seulement, dans le ventre une noix. »
---------A un moment de sa course énigmatique, le convoi a ralenti sa marche, puis s’est arrêté doucement en face d’une propriété importante dont l’aspect est calme et reposant.
Quelques vieillards circulant dans le petit parc attenant semblent indiquer qu’il s’agit ici d’un hospice ou d’une maison de retraite.
---------Sur la pelouse verdoyante qui orne la façade, un ancien s’affaire lentement dans un labeur proportionné à son reste de vigueur : il laboure une plate-bande, posément, à gestes mesurés.
---------Du wagon, un poilu, sans méchanceté, lui a crié : « Grand-père, c’est dur la culture ! » et les rires fusent de toutes parts.
---------Etonné, grand-père s’est tourné doucement vers ceux qui passent ; quels sont ceux-là ? d’où viennent-ils ? Depuis que dure la guerre, il en a beaucoup vu des soldats aller dans l’autre sens, vers le front, mais dans cette direction, le fait est rare. D’où viennent ces gens ? Oh ! cela, il peut le dire, à coup sûr : leurs visages maigres, leurs habits déteints et maculés indiquent suffisamment qu’ils sortent de l’Argonne encore proche, de cette Argonne où le canon tonne tout le jour et souvent toute la nuit.
---------Quand le vent vient de par là, un sourd grondement fait tressaillir grand-père dont les nuits sont parfois sans sommeil, quand il pense à ceux qui sont là-bas.
---------Ceux-là, cependant, où vont-ils ? Bien-sûr, ils vont vers un autre là-bas, lequel, pour n’être peut-être pas sous la même longitude, leur réserve cependant un même accueil dénué d’aménité.
---------Comme le coup de plumeau déplace la poussière sans la supprimer, ces gens déplacent leur misère sans la diminuer : ici ou là, elle sera la même.
---------Par les lettres qu’il reçoit de ses enfants qui se battent aussi et par les récits de ceux qui commencent à revenir, estropiés à jamais, grand-père sait bien que de cet enfer on ne s’évade que gisant sur un brancard ou empaqueté dans une toile de tente ; qu’en restera-t-il dans quelques jours, dans quelques semaines, de toute cette jeunesse qui s’étourdit en braillant ? Derrière eux des cimetières ! Devant eux, en nombre sans cesse grandissant, d’autres cimetières vers lesquels s’en va ce convoi qui, en ce moment, n’a rien de funèbre.
---------Il est ému, l’ancien ; d’une main qui tremble un peu, il a ôté sa coiffure ; ses cheveux blancs au vent, ses mains croisées sur le manche de sa bêche fichée en terre devant lui, il restera ainsi découvert et immobile tout le temps que durera le passage de ces jeunes hommes inconnus, voués au malheur.
---------Les braillards qui étaient aux portières se sont tus, figés par l’étonnement. Ce vieillard qui les salue ainsi qu’un saint sacrement, leur a, pour un temps, coupé le sifflet et le convoi tout entier est devenu muet.
---------Et voici que, dans la paix du soir qui descend, venant du fond du parc, une haute solhouette de femme est apparue et s’avance ; c’est une religieuse. Sa cornette blanche fait ressortir la noblesse des traits d’un visage que dorent les splendeurs du soleil couchant.
---------Vers le train des condamnés, vers ces gueux si magnifiquement insouciants, la supérieure étend sa dextre qui bénit.
---------A ses côtés, deux petites sœurs des pauvres, égrenant le Rosaire, prient pour ceux qui s’en vont vers leur imprévisible destin.
-------------------------------------------Clermont-en-Argonne, le 13 juin 1915.