Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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LA DERNIERE VISITE.

Extrait de l’almanach du Combattant 1940.

   par Yvonne Fourdrain-Denutte



Madame Yvonne FOURDRAIN-DENUTTE, collaboratrice occasionnelle de notre revue, nous offre ce texte émouvant, « la dernière visite », publié en 1940 dans l’almanach du Combattant. Cette scène aurait pu se dérouler dans un des nombreux cimetières argonnais. Lorsque vous passerez devant un de ces cimetières, arrêtez-vous un instant et méditez la devise du Souvenir Français : « A nous le souvenir. A eux l’immortalité ».

R.B.

Ils avaient voyagé toute la nuit, serrés l’un contre l’autre, dans des conditions dépourvues de confort.
Leurs vieux corps habitués à une vie régulière n’avaient pu trouver le sommeil et, partis la veille à midi de leur petit village des Pyrénées, ils offraient à l’aube froide, leurs visages tiraillés de fatigue.
Inexpérimentés, ils avaient mal organisé leur voyage, s’étaient trompés de train, avaient dû attendre dans des gares inconnues d’eux, des convois qui ne venaient pas.
« Nous serons là-bas dans la matinée, vers dix heures », venait de calculer, une fois de plus, le vieil homme.
Sa compagne s’impatientait davantage au fur et à mesure que le soleil sortait de la couche de brume qui l’enveloppait. Ses mains s’agitaient autour de son cou pour y chercher la chaîne d’or où s’accrochait une montre ancienne dont les heures semblaient dormir sur leur cadran.
« Nous n’arriverons jamais ! Comme c’est long ! »

Enfin, voici les coteaux de Champagne et la grande cité : Reims. Ils l’ont vue il y a quinze ans, la ville mutilée qui se reconstituait avec une étonnante vitalité. Puis, ils l’ont revue dix ans plus tard. La visite d’aujourd’hui sera la dernière.
Un autocar les emmène à la Maison Bleue où s’étendent les champs des morts de la Grande Guerre. C’est là, dans le cimetière français, qu’ils sont venus s’agenouiller deux fois seulement en vingt ans - car leurs ressources plus que modestes ne permettent aucune dépense qui ne soit pas vraiment indispensable - sur la tombe de leur fils unique mort au champ de bataille, en Champagne, à l’âge de vingt trois ans.
Cette année, ils avaient voulu, d’un commun accord, que la fête de la Toussaint les vît auprès de leur enfant. Un secret avertissement leur avait dicté ce départ, comme un ordre d’adieu définitif. Ils vieillissaient, leurs membres faiblissaient, leurs yeux n’assisteraient plus jamais, peut-être, à la nostalgie naissante d’un jour de Toussaint où la nature, avant de s’endormir, se pare de toutes ses somptuosités.
Ils avaient emporté, dans un panier, des plantes de leur jardin - celles-là même que François, le petit, comme ils disaient encore, avait semées, puis soignées jadis - D’autres fleurs, plus fraîches, dont ils venaient de faire l’acquisition, chargeaient leurs bras.

L’immense cimetière aux innombrables croix de bois semblait les regarder venir par ses grilles grandes ouvertes et, à sa vue, les vieux, empoignés jusqu’au fond de l’âme, vacillèrent sur leurs jambes débiles et n’avançaient plus.
De la terre mouillée montaient des senteurs végétales puissantes et saines, comparables à l’odeur humaine qu’avait exhalée, jadis, cette multitude d’hommes, jeunes et vigoureux pour la plupart.
Le vieux venait de fermer les yeux et voici que les longues allées de tombes se transformaient en sillons, chaque croix disparaissait et, à sa place, surgissait un paysan de son village qui, à la volée, semait la graine dans ce champ sans limites. Son garçon était là, au premier rang, lui souriant de toutes ses dents et lui criant : « la moisson sera belle, père ! »
Il releva les paupières. L’odieuse réalité se dressait devant lui et il dut se retenir à sa compagne pour ne pas tomber.
Elle avançait, hésitante, le regard si brouillé de larmes qu’elle n’y voyait plus. « Te rappelles-tu encore où c’est ? Il y en a tant et tant ! C’est à s’y perdre ! » Alors le vieux sortit de son calepin le plan où s’inscrivait l’emplacement de « sa » croix. « C’est là, tu vois ! Allons vers la gauche, puis ce sera au bout de la rangée. »

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