Connaissance du Patrimoine Culturel Local
Le Petit Journal
de Sainte-Ménehould
et ses voisins d'Argonne
Edition régulière d'un bulletin traitant de l'histoire, des coutumes et de l'actualité.


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LA DERNIERE VISITE.

Extrait de l’almanach du Combattant 1940.

   par Yvonne Fourdrain-Denutte



Tant de fois ils avaient contemplé ce plan, les soirs de tristesse où ce leur était un besoin d’invoquer leur garçon, de voir quelque chose qui leur parlât de lui... ne fût-ce que deux traits d’encre sur un chiffon de papier.
Maintenant ils étaient arrivés au terme du voyage. A côté d’autres tombes où des femmes seules, des familles, des enfants se penchaient ou s’agenouillaient, voici qu’elle apparaissait, elle, la petite surface de terre qui recouvrait le corps aimé. Un lambeau de crêpe que la pluie avait verdi ceignait le bois, et, en dessous, le nom - tout ce qui restait de lui - le distinguait de ses frères d’infortune dans cette mer de croix si pareilles qu’elles semblaient anonymes.
Ensemble, ils l’énoncèrent tout haut, comme si, de le nommer, cela allait ressusciter le mort : « François FORTSAL »...
L’émotion étreignait leur cœur, remontait à leur gorge, et ils ne purent achever de lire. Cassés en deux sur le tertre, ils disposaient leurs fleurs, s’adressant chacun à part soi, au disparu. La vieille femme s’obstinait à le revoir bambin, le vieillard le recréait homme, à l’époque où il devenait son compagnon de travail. Elle murmurait : «  Mon petit ». Il disait : « Mon garçon ».

Illustrations de André LAGRANGE


A présent, les heures passaient trop vite. Ils ne pouvaient se résoudre à partir. Avoir rêvé si longtemps à ce voyage, en avoir fait la raison de vouloir vivre encore, avoir sacrifié leurs dernières économies pour l’accomplir, et voir s’évanouir si vite sa réalisation !
Ils avaient eu beau vaquer de-ci, de-là, auprès du petit jardinet, occuper leurs membres et leur esprit, circuler dans les allées voisines où la détresse des autres ne les consolait pas de la leur, cette station debout prolongée avait usé leur résistance. L’air fraîchissait, les visiteurs s’en allaient, le cimetière perdait, avec le soleil déclinant, sa sérénité de ce matin. Les morts semblaient mourir une nouvelle fois, rentrer dans l’effacement, dans l’oubli et le grand repos dont les vivants les avaient tirés quelque temps.
L’instant de l’adieu était venu. Une marée de pensées déferlait dans le cerveau des vieux, mais les mots pour les traduire restaient noués dans leur gosier. Cependant, il fallait bien lui dire, au petit, que ... c’était fini ... qu’on ne se reverrait plus jamais, que c’était la dernière fois qu’on se retrouvait ainsi face à face, lui ... sous la terre et eux, penchés vers lui pour lui parler.
« Allons », encouragea la vieille dont la lèvre inférieure tremblait, « dis-lui adieu pour nous deux, toi ; moi je ne pourrai pas, je n’aurai pas la force ».
Et le vieux commença : « Mon garçon ... Je puis bien te le dire à présent, puisque c’est notre dernière visite, cela a été dur de vivre. Nous n’avions que toi. Nous t’aimions tant ! Maintenant, ta mère et moi sommes bien vieux, notre carrière est achevée et bientôt nous irons te retrouver pour toujours. C’est donc Adieu qu’il nous faut te dire aujourd’hui. Adieu mon enfant, mon fils ... mon tout petit ... »
La compagne faiblissait de plus en plus sur ses jambes et elle ne savait plus que répéter avec lui : « Mon tout petit ... » Elle eût voulu baiser le sol qui, plus heureux qu’elle, l’enveloppait depuis si longtemps. Elle eût voulu surtout emporter le tertre tout entier, ou prendre n’importe quoi, quelque chose qui fut un peu de lui. Ses yeux affolés cherchaient, mais rien ne s’offrait à eux. Rien. La tombe était aussi pauvre que la mort. C’est alors qu’elle se baissa et que sa main ouverte se referma avec avidité.
Maintenant, c’était fini ... Plus jamais ils ne verraient la croix de bois où s’inscrivait le nom de leur garçon. Plus de projet à faire, plus d’espoir ... sinon dans l’au-delà. En trébuchant, comme pris d’ivresse, ils s’en allèrent. Les tombes semblaient former une ronde macabre autour d’eux et ils ne se retrouvaient plus. Le vieux avait pris les devants, les yeux si troubles qu’il apercevait mal la grille de l’entrée et la prenait pour d’hallucinants fils de fer barbelés. La vieille le suivait de près, dodelinant de la tête et serrant ses poings crispés ... quelque chose de lui, du petit ... une poignée de la terre humide et odorante prise au jardinet qui recouvrait son corps.


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