Nombreux sont les historiens qui ont souhaité refaire la route suivie par Louis XVI, lors de sa fuite, afin de s’imprégner des lieux où l’histoire de France allait s’infléchir, pour essayer de comprendre l’enchaînement des événements qui allaient perdre le roi. Le plus prestigieux est Alexandre DUMAS, pour qui « la fuite à Varennes est le fait le plus considérable de la Révolution Française et même de l’histoire de France ». Son livre, « la Route de Varennes » est publié en 1858.
Nous offrons maintenant à nos lecteurs, une œuvre publiée en 1891, d’un érudit aujourd’hui oublié, M. TAUSSERAT, qui sait aussi bien se servir de la plume que du burin et dont les dessins délicats font revivre le passé [1] .
De la retraite occupée qu’il s’est faite au château de Chevilly, en plein Berry, il a bien voulu réunir pour les Annales, les souvenirs de son passage au bureau de Sainte-Ménehould et nous raconter, par ses petits côtés et ses menus détails, exacts et pris sur place, l’un des plus grands événements de l’histoire, la fuite à Varennes.
J’ai habité Sainte-Ménehould pendant une année entière, en qualité de Receveur de l’Enregistrement, je puis donc en dire quelques mots, car il me reste d’excellents souvenirs de mon dernier bureau. Nul n’ignore la renommée colossale dont jouit, à un point de vue tout culinaire, ce modeste chef-lieu du département de la Marne ; aussi, je n’hésite pas à attester que Rollot, mon maître d’hôtel, eût été capable d’imiter Vatel si ses pieds de cochon, expédiés dans les cinq parties du monde et jusqu’à la cour impériale de Saint-Petersbourg, n’avaient pas figuré chaque jour, avec honneur et gloire, en compagnie de magnifiques buissons d’écrevisses, sur le menu de ses repas combinés avec art pour le régal des habitués.
Certes, c’est un fait intéressant et tout local ; mais on admettra bien qu’en dehors du service, même dans une petite ville de moins de quatre mille habitants, on ne peut pas s’hypnotiser sur les pieds de cochon de Rollot, les écrevisses de la Meuse et les truites de Clermont ; j’ai donc cherché ma voie dans un tout autre ordre d’idées.
Une maison avait tout d’abord attiré mes regards, fixé mon attention. Qui peut voir, en effet, la demeure de Drouet sans penser à Louis XVI, sans rêver de Varennes, cette roche tarpéienne de la royauté !
De chez moi, j’avais sous les yeux l’Hôtel de Ville, où le capitaine d’Andoins alla rendre son épée aux Municipaux, le corps de garde et l’ancienne auberge du Soleil d’Or, occupés par ses dragons, la grande rue ou la rue de l’Auche que traversèrent les berlines royales lorsqu’elles arrivèrent de Pont-de-Sommevelle pour relayer à la poste ; pouvais-je résister au désir de conserver tous ces souvenirs ! Je pris mon crayon, et heureux d’avoir des documents historiques à esquisser sur mon album de poche, je me mis à dessiner avec ardeur tout ce qui, de loin ou de près, rappelait la date mémorable du 21 juin 1791, ne négligeant aucun détail, allant sans relâche de Sainte-Ménehould aux Islettes, à Clermont, à Varennes, suivant les traces du roi pas à pas, à travers la pittoresque forêt de l’Argonne, sur les bords de l’Aire, sur la place de Saint-Gengoult, chez l’épicier Sauce, le héros de l’arrestation du roi.
La première impression que j’éprouvai en entrant dans ce petit chef-lieu, lors de ma prise de service en 1879, m’a été causée par l’aspect de ses maisons ; elles sont bien bâties, et leurs murailles, briques et pierres, sont agréables à l’œil ; mais toutes semblent avoir été ébranlées par quelque mystérieux tremblement ; pas une n’est d’aplomb ; on en voit qui s’arrondissent au premier étage comme le flanc d’un gros galion espagnol, d’autres qui paraissent saluer respectueusement les passants, tant leurs entablements s’inclinent vers la rue, mais rien n’est plus heurté, plus contourné que le bâtiment formant les anciennes écuries de la poste : sans exagération, on pourrait avancer que cette bicoque, d’où est sorti le cheval qui conduisit à Varennes Drouet et sa fortune, a été soulevée dans le siècle passé par de terribles convulsions et en a conservé les traces jusqu’à nos jours.
Toutes ces maisons semblent faire une ronde impossible, une ronde à la Carpeaux, autour d’un mamelon étrange et que l’on croirait taillé de main d’homme si on ne savait le contraire ; on se demande, en le voyant, comment il a pu, comme un énorme champignon, pousser tout seul ainsi au milieu de la plaine ; l’Aisne, en cet endroit, prend un aspect aussi extraordinaire que la ville ; ici les maisons enlacent la montagne ; là, la rivière, réunie à l’Auve, enserre les maisons de telle façon que l’on peut faire en bateau le tour de la cité, en passant tantôt sous des dômes de verdure, tantôt sous des ponts de toutes formes, tantôt, enfin, au milieu de vertes prairies et de jardins en fleurs.