Le char, suivi de beaucoup d’autres, mais la rue est si étroite qu’ils ne peuvent s’avancer que les uns derrière les autres, s’est arrêté de manière bizarre. Au même moment, le bruit des avions s’amplifie. Le char se trouve à l’extrémité nord de la rue Camille Margaine. Les mitrailleuses ne tirent plus. A demi dissimulés dans la pièce, nous jetons un regard dans la rue. Des soldats morts gisent sur l’asphalte. Derrière le char apparaissent maintenant des motocyclistes allemands. Comme la rue est trop étroite, ils se regroupent sur le trottoir. A côté du conducteur se trouvent deux hommes assis dans le side. Chacun d’eux tient une mitraillette. Mais ils n’avancent pas encore. La tension est à son comble. Les tempes s’affolent. Derrière les coins de rue et les fenêtres, une poignée d’hommes désespérés mais décidés attendent. Combien sont-ils ? Ne sommes-nous pas déjà isolés, avec quelques morts et quelques demi-morts dont les cris déchirent le silence ? Nous ne le savons pas. N’importe quel bruit serait plus supportable que ce silence dans lequel on ne sait plus qui est avec qui. Même les servants de la mitrailleuse dans la pièce voisine ne bougent pas.
Finalement les motos redémarrent. Ils apparaissent à droite et à gauche du char. Dans chaque side, l’un tient sa mitraillette dirigée vers le haut, l’autre vers la route. Ils tirent sans arrêt. En moins d’une minute ils arrivent devant notre maison. Ils sont au moins une quinzaine là. Je me tiens allongé sous la fenêtre. Truffy se penche. Je vois qu’il vise. J’épaule mon fusil. Truffy appuie sur la gâchette, j’en fais autant. Et le miracle se produit ! Ma Remington a tiré. Je la recharge en toute hâte. Malgré le bruit infernal qui déferle soudain sur nous, venant des motos, des chars, des avions, des bombes, des fusils mitrailleurs, des fusils, je perçois distinctement des ordres en allemand. Quelqu’un crie « Fouillez la maison ! ». Au même moment, du verre vole en éclats près de nous. On tire dans notre fenêtre.
Je rampe dans la pièce d’à côté pour aller chercher des munitions. Une balle siffle à mes oreilles. Tiens, pensais-je inconsciemment, le coup ne vient pas de la route. C’est alors que j’entends près de moi : « Oh, les salauds ! »
Je rampe à côté des trois servants de la mitrailleuse, et je vois quelque chose qui, pour la première fois, me saisit d’horreur. Dans une fenêtre d’une des rares maisons encore intacte, de l’autre côté de la rue, la maison dans la porte de laquelle je m’étais dissimulé auparavant, une mitrailleuse est mise en position. Derrière la mitrailleuse apparaît un casque allemand qui disparaît ensuite rapidement. Mais l’homme ne peut pas disparaître assez vite, j’ai vu son visage. Ses yeux me fixent. Sans doute n’est-ce qu’une idée, mais il me semble que je n’ai jamais vu d’yeux aussi méchants. Et alors que je n’avais guère eu peur de tout ce qui est effroyable dans ce que l’homme a inventé, cet homme me fit peur. Les canons, les balles et les bombes ne m’avaient pas fait peur. C’est cet homme qui me fit peur.
En dessous, on entend : « Fouillez la maison ! ». Je traduis rapidement. Celui qui est à la mitrailleuse, un jeune aux yeux profonds et noirs, sans doute un Français du sud pensais-je, fait un signe aux deux autres. Le tout sans un mot et de manière extrêmement rapide. A demi-rampant, ils traînent la mitrailleuse près de l’escalier. Et presque aussitôt, elle crépite. Les jeunes arrosent le bas de l’escalier que les Allemands pensaient escalader.
Truffy se tient toujours derrière la fenêtre. Je ne l’entends pas mais il me fait comprendre par des signes qu’il n’a plus de cartouches. Une grenade à manche tombe dans la pièce voisine mais n’explose pas. Les avions nous survolent. J’ai encore deux cartouches. Je les tiens dans la main si bien qu’elles deviennent toutes chaudes.
C’est alors que je sens soudain que Truffy me prend par le bras. Une voix nasillarde allemande retentit.
« Filons ! Filons ! » me glisse Truffy à l’oreille. Je le suis. Il me pousse en avant et couvre notre retraite en brandissant son revolver non chargé. Il semble avoir reconnu l’endroit auparavant de manière précise car il me conduit par un étroit corridor, me fait traverser un espace à demi en ruines, me fait descendre un escalier de bois et traverser finalement un débarras. Puis nous nous retrouvons à l’extérieur.
Nous devons avoir quitté la maison par son arrière. Nous nous trouvons dans un petit potager. Le mur est formé de vieilles pierres. Tout autour de nous, soudain, c’est une tranquille matinée d’été. Je m’arrête et respire profondément. Le bruit de la bataille nous parvient un peu assourdi.
« Viens ! » dit Truffy. Nous traversons un champ. Qu’est-ce que cela peut nous faire, si les avions nous repèrent ? Nous respirons, nous vivons.
Et nous savons ce que vivre signifie. ( à suivre)