Quand j’allai déposer ma montre, un cadeau de mon père auquel je tenais beaucoup, dans mes chaussures, il était deux heures de l’après-midi. Je revins avec les soldats que je trouvai à la place convenue vers trois heures. Le petit Mayer était déjà assis dans l’herbe. Mais Truffy était déjà retourné entre-temps dans la ville en feu. Il avait simplement déposé Mayer et avait replongé. Entre deux heures de l’après-midi et sept heures du soir, il retourna trois fois dans la ville totalement occupée par l’ennemi. Il sauva à chaque fois sept à huit soldats d’une mort certaine. Vers sept heures, il décida enfin de se sécher. Il s’assit sur la berge du canal, dans un espace herbeux, essuya ses lunettes et remit ses bottes. Il faisait comme s’il revenait d’une petite promenade dans les bâtiments du tribunal, dans son bureau notarial. Il me regarda avec des yeux ronds et étonnés quand je voulus lui frotter le dos. Il accepta finalement. Quand sa chemise fut à moitié sèche, il remit ses vêtements d’officier élimés et arrachés.
Je n’ai jamais vu un homme plus digne de porter l’habit d’officier que ce notaire d’Angers.
Un endroit avait été désigné à Truffy, en tant qu’officier de renseignement du régiment et chef des observateurs, où il pouvait aller chercher les ordres de la division et les transmettre au régiment. L’endroit désigné était l’école de la petite localité de Verrières. Quand nous arrivâmes à Verrières, nous trouvâmes la localité totalement déserte. Bien que Truffy soit certain que nous ayons, de ce côté-ci du pont sauté, au minimum une avance de cinq, voire six heures sur les unités motorisées allemandes, les troupes avaient été retirées du village.
Après que nous eûmes installé notre quartier général dans les bâtiments de l’école abandonnée, nous fixâmes sur les portes une affichette avec l’inscription : « Revenons de suite » et nous partîmes pour chercher de la nourriture et d’autres plaisirs terrestres. Le premier plaisir terrestre que je trouvai fut un pantalon. Le mien n’avait plus de fond depuis longtemps. L’art de coudre du pauvre Torcynsky me manquait depuis trop longtemps. Sur la place principale du village, près de l’église, nous trouvâmes un jardin dans lequel les pantalons poussaient comme des fleurs. Cela s’expliquait ainsi : un camion, cela s’est produit ici et là dans l’armée française de 1940, avait apporté des équipements tout neufs à un bataillon de pionniers à Verrières. En différence du nôtre, l’équipement neuf consistait en choses qui avaient été fabriquées au cours de cette guerre. Dans la livraison, il se trouvait des pantalons bouffants tout neufs, des gamelles de soldat démontables et propres, des couvertures chaudes, des sacs à dos, des bidons, des bretelles mais aussi une masse de plaques de chocolat, de boîtes de lait condensé et de sardines.
Près de l’église de Verrières se trouvait un merveilleux jardin public avec un ruisseau artificiel, du feuillage discret, des haies de rosiers romantiques et une grande pelouse verte. Sur cette pelouse poussaient, comme dans un conte de fées, toutes sortes de merveilles. Et au milieu de ces merveilles dormait une personne qu’on aurait pu prendre pour la Belle au Bois Dormant si son menton anguleux n’avait pas été entouré d’une épaisse barbe noire. L’homme, que nous éveillâmes, nous raconta qu’il était venu ici avec un camion ; mais il n’avait pas trouvé le bataillon de pionniers qu’il cherchait. Personne n’avait pu lui dire ce qu’il était advenu du bataillon. Là dessus, ils s’étaient débarrassé de leur « marchandise » et se préparaient justement à repartir quand leur véhicule fut réquisitionné par quelques officiers. Les officiers auraient bien emmené le chauffeur, mais ils lui avaient ordonné de « surveiller » la livraison. Truffy lui demanda ce qu’il avait encore à faire ici.
- “J’attends les Allemands dit la Belle au Bois Dormant sans se lever. “J’ai des blessures aux pieds et ne peux aller plus loin ! Finalement, les Allemands ne me dévoreront pas !
Sur ces mots, il s’étira à nouveau, étendit le bras sans bouger de position, saisit l’un des centaines de paquets de cigarettes répandus autour de lui, et se prépara à poursuivre sa cure de soleil. D’un geste d’invitation, il nous indiqua que nous pouvions nous servir.
Le lieutenant et moi-même n’eûmes pas le courage d’échanger un regard. Mais, sans dire un mot, nous commençâmes à récupérer ce qui nous semblait utile, sans trop nous charger. Nous échangeâmes nos pantalons déchirés contre des neufs, changeâmes de chemise et emportâmes autant de chocolat et de cigarettes que nous pouvions. Puis nous continuâmes notre voyage de découverte.
Le village était étendu et poussiéreux. Cela me faisait penser aux villages de l’Est de l’Europe, à nos villages du royaume austro-hongrois. Les portes en bois donnant accès aux petites fermes étaient ouvertes. Quand les vaches rentraient le soir du pâturage, elles traversaient paisiblement le village, chaque vache retrouvait d’elle-même le chemin de sa chaude étable et, au fur et à mesure, le troupeau s’amenuisait. Les paysans étaient assis devant les maisons et fumaient leur longue pipe. Parfois, une fillette chantait. L’atmosphère était chaude et un peu poussiéreuse. Voilà comment se présentait alors ce village, au cœur de la France, au cœur de la bataille, quelques heures avant l’occupation. Je pensai : c’est ainsi qu’a été sans doute la guerre qu’ils appellent la Grande Guerre ? Ea et là, un cavalier traversait la localité à vive allure. Ces cavaliers isolés étaient aussi comme des fantômes venant de la Première Guerre Mondiale. Parfois, une voiture à cheval, attardée, passait devant nous. Le conducteur s’arrêtait et demandait son chemin mais il ne savait pas où il devait aller. Tout faisait songer à une carte postale militaire des années 1914-1918. On ne pouvait vraiment pas s’imaginer qu’il y avait des bombardiers et des chars. De temps en temps, venait une popote roulante bosselée tirée par deux chevaux épuisés. Le conducteur dormait sur son siège. La popote filait devant nous, comme peinte sur un fond de carton qu’on aurait tiré par des ficelles à l’arrière plan d’une scène de théâtre. Derrière les cavaliers égarés, la poussière tourbillonnait.
Ce texte a été confié à Jean Hussenet par une habitante de Verrières, Gaïtane Besnier-Feuvre. La traduction est de Michel Baudier de Vouziers.