Le mot randonnée est à la mode, et les circuits en Argonne sont nombreux. Côté associations, il y a les « Randonneurs d’Argonne » et, après l’association « Argonne passions » qui louait des VTT, existe aujourd’hui « Argonne’R ». La randonnée est-elle la nouveauté de notre époque ? Que nenni Déjà avant la guerre on pratiquait la randonnée, et même on parlait de « sortie commentée », les participants étant convaincus que « la randonnée ne doit pas se réduire à une chasse aux sites inconnus, mais s’accompagner, le plus possible, d’un effort d’explications historiques et géographiques »
Dans la revue « La Clairière » du Camping Club de France, Hilaire Depors fait le compte-rendu d’une randonnée en Argonne. Hilaire Depors était le frère de Jean Depors, célèbre Ménéhildien, marchand de cycles participant à la vie associative et fondateur du « Club du Bon Temps ». Hilaire Depors, instituteur dans la région de Reims, avait une maison à Florent-en-Argonne et était grand amateur de randonnée, à bicyclette ou à pied. Quand il écrit GRC, il parle de « Groupe Campeurs Randonneurs ». Ce texte raconte une sortie commentée.
Partant de Clermont, les randonneurs passaient par Beaulieu, la vallée de la Biesme, la Haute Chevauchée (côté Marne) et Florent. Trois sujets historiques devaient agrémenter leur parcours : la préhistoire, la vie aux premiers siècles et bien sûr la guerre 14-18. Le récit qui suit est la partie concernant les premiers siècles, avec l’évocation de la voie romaine et de la Biesme, rivière frontière. Rendons hommage à ce précurseur de la randonnée en publiant le compte-rendu de sa marche en Argonne.
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« A travers les hêtraies du Grand-Gorgeon, la caravane arriva dans la gorge du Diable, aux sources nombreuses, et la suivit jusqu’au hameau de Bellefontaine. De là, par la route, les randonneurs gagnèrent Futeau, village de bûcherons où une auberge les accueillit. Après le déjeuner, il fallut grimper sous l’averse la côte à l’Echelle et, en suivant la Haute-Chevauchée [1], rejoindre la route nationale n.3. Descente jusqu’aux Vignettes avec vue sur le défilé des Islettes, puis, en utilisant, vers le château du bois d’Epense, la voie d’un »tacot" de guerre, et, enfin, la grande Tranchée, la troupe arriva à Florent, terme de la première étape.|]
Le lendemain, sous un ciel bleu, les G.C.R. excursionnaient dans la zone de guerre. Dans les « Petits Bâtis », déjà, les revers de talus sont troués par l’emplacement des abris. Voici la vallée de la Biesme, encore sous la brume. Après quelques centaines de mètres sur la route, le commissaire nous arrête au bord de la voie romaine, en vue de La Chalade. Il fait bon dans le matin tiède, et l’annonce d’une « pause-topo » est bien accueillie. « Le site où nous nous trouvons est un des lieux de l’Argonne pour lequel les connaissances archéologiques et historiques sont les plus nombreuses et les plus propices au but de l’histoire : la reconstitution du passé. Les données premières étaient : la toponymie (lieu dit Verdenaise ou Verdunaise), la présence d’une voie romaine allant du G.C. 22 à la Croix-de-Pierre, et enfin l’existence de débris de poterie et autres pièces archéologiques exhumés par les labours dans les champs voisins. La façon dont ces données élémentaires ont été exploitées doit intéresser les randonneurs, qui sont une espèce de découvreurs. Pour la toponymie, on a écarté la traduction, »site vert, verdoyant« , on a rapproché Verdunaise de Verdun, et on a trouvé dans les textes d’archives la mention d’un »Pont-Verdunois" qui existait jadis près de La Chalade. La voie romaine s’arrête actuellement à la route de la vallée de la Biesme. Un autre tronçon est encore visible, côté Marne, dans les Hauts-Bâtis. On a cherché le raccord et, dans les taillis, des particularités ont permis de retrouver le tracé de l’ancienne voie, depuis la vallée de la Biesme jusqu’au tronçon marnais : il s’agissait de la voie Reims-Verdun-Metz par Lochères, dont nous verrons l’importance. Quant aux pièces archéologiques, des fouilles méthodiques menées par un savant argonnais, M.G. Chenet, ont eu pour résultat la découverte, dans la Verdenaise et son voisinage, d’une série d’ateliers céramiques, de tuileries, et des traces d’une agglomération d’importance.
Les résultats de ces différentes recherches permettent de tenter une histoire du site. Avant l’occupation romaine, il existait là, très probablement, un chemin gaulois sur fascines [2] pour la traversée de la vallée marécageuse. Les Romains auraient utilisé le tracé du vieux chemin en le transformant en solide chaussée. Dès le 1er siècle, une agglomération s’était constituée au croisement de la voie transversale et de la vallée. On a retrouvé, de cette époque, les restes d’ateliers de forgeron, de bourrelier, de charron, des fours de potiers et de tuiliers. Les habitations étaient, outre des huttes de bois à la mode gauloise, des maisons de bois recouvertes de lourdes tuiles romaines ; elles se disséminaient sur les deux versants de la vallée que bossuaient ça et là les tumuli funéraires. A l’ouest, dans la forêt, sur une butte, s’élevait un « fanum », petit chapelle rustique auprès de laquelle on a retrouvé de nombreuses pièces de monnaie, jetées en offrande.
L’agglomération tenait son importance de la voie de passage : la seule transversale qui coupait le massif de l’Argonne. Le chemin où nous sommes assis, que les bûcherons nomment « chemin vert » ou « chemin ferré », servit au transit d’effectifs militaires considérables, et le Pont-Verdunois dut connaître des jours d’animation fastueuse ou fébrile lors des voyages des puissants personnages de la Gaule romaine. C’est là que passa, en 356, le césar Julien avec son armée, qui était concentrée à Reims au moment où les Alamans envahirent la région mosellane.
Le Pont-Verdunois était, en outre, un centre industriel très actif. Il se rattache à « l’établissement céramique d’Argonne », qui fut certainement un des centres de fabrication de la poterie les plus importants dans la Gaule indépendante et dans la Gaule romaine. Dès le 1er siècle, ce centre fabriquait une poterie grise, unie. Au 2ème siècle, les Romains apportèrent la technique de la « poterie sigillée », d’un beau rouge cire à cacheter, dont le décor était tracé en négatif sur le moule. Cette poterie, signée des maîtres artisans, était exportée vers le Rhin et la Hollande. Au 3ème siècle, on constate un fléchissement très sensible de la production, par suite de la concurrence des poteries de Trèves et du Palatinat. Les ateliers d’Argonne substituent la verrerie à la céramique ; de leurs ouvreaux sortent les vases teintés, émaux et cubes pour mosaïque. Au 4ème siècle, grâce à un renouvellement de la technique, la céramique argonnaise connaît un nouvel essor : c’est la période de fabrication des poteries décorées à la molette “ technique spécifiquement argonnaise “ et des vases décorés « à la barbotine ». L’exportation est très active par la voie du Danube, jusqu’en Hongrie. A la fin du 4ème siècle, la bourgade du Pont-Verdunois existait encore, les vestiges d’un atelier de poterie de cette époque en font foi. Il y eut donc, dans ce site de prairies, pendant trois cents ans au moins, une activité intense, puis les traces de vie cessent : aucun vestige de la civilisation franque et mérovingienne n’a été découvert. On peut donc croire que l’agglomération fut détruite au moment des grandes invasions, sans doute après la prise de Metz par Attila, en 451. Cependant, la voie et le pont étaient toujours utilisés et, jusqu’au 18ème siècle, l’Argonne “ et plus spécialement la vallée de la Biesme “ allait jouer un rôle de limite, affirmer son caractère « terminal » qui procède certainement de l’individualité géologique de la région.