Il y avait à l’époque beaucoup de lavoirs sur l’Aisne et sur l’Auve, mais le plus grand et le plus fréquenté était celui qui se trouvait près du Pont de pierre, et quel’on appelait « bateau lavoir » ou encore, et certainement parce que les dames y discutaient toutes les dernières nouvelles, le « Parlement ».
Le grand lavoir avait été construit en 1724, lors de la réédification de la ville qui faisait suite à l’incendie de 1719, et avec les deniers du roi, comme pour de nombreux de bâtiments.
Les dames venaient laver pour elles, ou pour des bourgeois qui les payaient ; on appelait ces dernières les laveuses, ou comme l’écrira le journal les « blanchisseuses » ou les « lessiveuses ». Dure besogne souvent mal rétribuée pources dames qui passaient leur journée à genoux dans la boîte à laver et dont le seul plaisir était de parler
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Et voilà qu’en janvier 1904 une crue de l’Aisne allait engendrer des évènements fâcheux et même cocasses. Lisons les articles de la « Revue de la Marne », le journal républicain local qui avait d’ailleurs (et c’est ce qui amènera le 2éme épisode de l’histoire) ses bureaux tout près du pont et du lavoir (où est actuellement le « Dom Pérignon » )
« Au pont de pierre où se trouve le « Parlement », les laveuses étaient en effervescence et les bords du carnabo ont retenti de leurs éclats de voix.
Les dames se chamaillaient parce qu’elles ne pouvaient trouver toutes une place en raison de la crue. Quel tapage, quel vocabulaire, quelles langues acérées.
De temps en temps les plus enragées allaient boire une goutte pour se donner des forces afin de continuer la conversation aux dépens de leurs concitoyens et concitoyennes.
Les blanchisseuses s’entendent à merveille à noircir les mauvaises réputations.
Faute de travailler, on s’altère, on trinque et l’on s’émoustille »
On peut penser que cette crue avait rendu les autres lavoirs inutilisables et que toutes les laveuses étaient venues au lavoir le plus fonctionnel de la ville.
Et le journaliste, dans un style très alerte et parfois bien ironique, termine ainsi son article :
« La crue fait la cuite, a dit un ironiste. »
Mais l’histoire ne s’arrête pas là, et une de ces laveuses ayant eu connaissance de ces paroles moqueuses avait décidé de se venger d’une façon bien originale. Trois jours plus tard, le journaliste faisait état de cette vengeance, tout en précisant que dans son article précédent il ne visait pas toutes les laveuses : « leur besogne est dure, rétribuée très modérément et nullement attractive », écrivait-il avant d’en venir aux faits :
« L’une de ces dernières, la plus dessalée, a pris la mouche et résolut de se venger.
« Lundi, tandis qu’un de nos jeunes employés allait puiser de l’eau à la rivière, la commère accroupie, cote relevée, déposait sur le plancher du lavoir le résultat copieux de sa digestion.
Se relevant brusquement et désignant du doigt son « oeuvre », sa « création », qu’elle contemplait d’un oeil ravi, elle dit à l’enfant avec un rire énorme :
« Tiens, porte ça à ton patron pour l’insérer dans sa gazette. »
Le garçonnet, qui trouva le propos un peugras, vint nous en rendre compte. »
Et le journaliste, dans ses dernières lignes, allait lui aussi se venger :
« Désolé chère madame, chez nous on ne publie pas de portrait. Gardez pour vous ce que vous faites à votre image. »
Et voilà les effets insoupçonnés d’une banale crue de l’Aisne. Reste à savoir si la dame était seule au moment de la vengeance et si le « résultat copieux de la digestion » de la dame a bien fini dans l’eau
Le lavoir où se sont déroulés ces évènements a été détruit en juin 1940 ; reconstruit, il a connu encore de belles années d’activités jusqu’à l’ère de la machine à laver. Déserté, il fut simplement détruit, laissant aujourd’hui la place à une énigmatique plate-forme herbeuse.
Tout a une fin en ce bas monde ; n’empêche, la ménagère d’aujourd’hui, seule dans son sous-sol en face de sa machine à laver, ne connaîtra jamais la convivialité et l’ambiance qui régnaient au « parlement »
« Le Parlement »