Voici une histoire semble-t-il authentique qui m’a été contée par Bernard, un Grangeois aujourd’hui disparu.
C’était pendant l’occupation, ou comme on dit plus souvent pendant la guerre. A cette époque, la Biesme, notre ruisseau interdépartemental, était belle et claire, courante. Les truites qui la peuplaient, nombreuses et bonnes. La rivière, comme toutes les autres d’ailleurs, était surveillée de près par un garde local que tout le monde connaissait et craignait. Aussi Bernard, pour y prélever quelques truites « à la main » avait mis au point un stratagème qui a fonctionné maintes fois. Il partait de
La Grange au Bois avec sa chèvre, « sa gaille », pour parler argonnais, passait à travers bois et descendait à la Biesme par une chavée (pente encaissée à flanc de coteau coupant la pente) à un endroit où la pente abrupte ne permet pas de couper au court. Mais avant de descendre, il laissait la gaille au milieu de la chavée, attachée à un piquet. Si le garde arrivait, elle était chargée de donner l’alarme, et Bernard n’avait qu’à se débarrasser de ses prises, sortir de l’eau et jouer le promeneur innocent. Le système avait depuis longtemps fait ses preuves quand, un jour, Bernard a vu le garde arriver sur lui et n’a eu que le temps de se « débiner » avant que celui-ci ne l’appréhende. Le coteau remonté un peu plus loin, Bernard a constaté que sa gaille était toujours au piquet. Il l’a détaché et est rentré à La Grange l’esprit inquiet, plein de questions. Elle qui d’habitude donnait l’alerte au moindre bruit, que s’était-il passé ?
Quelques jours plus tard, Bernard emmena sa gaille « au bouc », aux Islettes. C’était le plus beau bouc de la contrée, celui que tout le monde allait voir, et qui faisait la fierté de son propriétaire. Mais voilà que notre héroïne, habituellement fort docile, refuse catégoriquement les approches du géniteur : « On avait beau la tenir à deux, rien à faire, elle gigotait, elle tournait du cul, é n’im’ voulu dô bouc ! »
Une fois passée la discussion avec le propriétaire du beau mâle qui voulait tout de même faire payer la prestation de son protégé, Bernard et sa gaille ont remonté la côte et sont rentrés à la maison. Tant pis, pas de gaillots.
Cependant, au bout de quelque temps, on a commencé à trouver que la bête avaient les flancs qui épaississaient, et puis après qu’ils devenaient saillants. Il n’y avait plus de doute possible, elle était prise. Par quel prodige ? Les témoins étaient unanimes, le bouc n’avait pas pu la toucher.
Ensuite est venu le moment de la mise-bas : « deux espèces de bestiaux, bruns, avec deux raies noires sur le dos » qui faisaient un peu penser .à des chevreuils.
Alors ce fut clair. Pendant ses heures de garde, en haut de la chavée, attachée à son piquet, la gaille à Bernard avait eu de la visite ! Un chevreuil qui passait par là était venu lui conter fleurette et était parvenu à ses fins. Vous pensez bien que pendant ce temps là, elle avait bien autre chose à faire qu’à penser à donner l’alerte. Le garde pouvait bien passer !
Les jours suivants, sa situation de future maman l’a conduite à refuser les avances du vilain bouc cornu ! C’est la nature, et c’est une très belle histoire.
Il reste une question que tous les lecteurs doivent se poser. Que sont devenus les « deux bestiaux avec deux raies noires sur le dos ? » Laissons une nouvelle fois parler Bernard : « On les a regardé grandir un peu, en se demandant ce que ça allait donner. Et puis, c’était la guerre, on n’avait pas grand chose, on les a bouffés ! »