On se gausse souvent de cette frontière historique qui sépare Marne et Meuse et scinde le massif argonnais en deux moitiés qui furent antagonistes. Aujourd’hui l’Argonne tend à être un seul et même pays où les richesses culturelles sont partagées. Et pourtant qui connaît en Marne Lucien Jacques, alors que de l’autre côté de la Biesme il est célébré : exposition à Varennes en Argonne en 2005, articles dans la revue Terres d’Argonne en 2010, 2012 et 2014. Sa notoriété dépasse notre horizon car des expositions lui furent consacrées à Paris, Nice, Montpellier, Toulon.
Qui c’est celui-là ?
Lucien Jacques, Varennois de grand talent, fut un homme qui voua toute sa vie à l’art, l’amitié et à la liberté.
Peintre, poète, danseur, sculpteur, tisserand, graveur, éditeur, chroniqueur, cet artiste illumina de sa présence empreinte de poésie bon nombre de cercles artistiques de la première moitié du 20éme siècle.
Lucien Jacques voit le jour le 2 octobre 1891 à Varennes-en-Argonne en face du passage où avait été arrêté Louis XVI cent ans plus tôt. Son père est cordonnier et sa mère tient un bureau de tabac. Pour accompagner son frère qui entre en apprentissage de joaillerie, la famille s’installe à Paris. Le jeune Lucien qui a l’esprit vagabond quitte l’école primaire avant le certificat d’études pour devenir apprenti chez un sertisseur de bijoux. De là naîtra son intérêt pour le beau. Après avoir quitté la maison il vivra de petits boulots. Il se rend tous les jours au Louvre, fréquente les cours de danse, de tissage, de gymnastique. Il a vingt ans lorsqu’il rencontre Isadora Duncan. Un événement qui va bouleverser sa vie car il restera attaché à cette immense danseuse qui apporte les premières bases de la danse moderne. Il devient son secrétaire particulier très peu de temps et peut-être son amant.
Le nuage sombre de la guerre.
A l’approche de l’appel pour le service militaire, Lucien Jacques hésite beaucoup car ses tendances libertaires et anti-militaristes l’incitent à déserter. Après un temps de réflexion il répond à l’appel « en jurant de ne me laisser entamer en rien, de ne pas participer me cuirassant d’indifférence ». Pourtant son service militaire à Saint-Mihiel, grâce à des rencontres fructueuses, lui permet de découvrir de grands peintres (Van-Gogh, Gauguin).
Pendant un an il prend en charge blessés, mourants et cadavres. Vivre dans cet enfer est pour lui incompréhensible. Comment des êtres humains peuvent-ils accepter l’horreur, l’humiliation et la souffrance et céder « aux faiseurs de guerre bien à l’abri ». Il tient un carnet journalier et écrit sur des cahiers d’écoliers, souvent au crayon gris.Il les transmet à ses parents ainsi que ses poèmes, dessins et aquarelles. Ce témoignage sera édité en 1939 par Gallimard sous le titre « Carnets de moleskine ».
Lucien Jacques combat en Argonne.
Lucien jacques n’a jamais oublié l’Argonne de son enfance, d’autant qu’il y compte oncles et cousins et y revient parfois. Il y fera un long séjour, en 1929 au Claon, chez son ami Georges Chenet, archéologue de grand renom. Mais quinze ans plus tôt il avait retrouvé avec tristesse l’Argonne et les paysages de son enfance.
Son journal consacre une cinquantaine de pages à son séjour en Argonne, du 10 janvier 1915 jusqu’en juin de la même année. C’est un témoignage précis qui n’a rien d’anecdotique car rédigé par un homme cultivé, sensible et habité par un humanisme profond.
Il évoque les lieux qu’il a retrouvés, malgré les circonstances, avec plaisir :
« Préparation des sacs, puis départ vers La Grange-aux-Bois par une grande côte au haut de laquelle on découvre un très beau paysage. Du haut ce cette côte c’est à droite et à gauche une forêt d’arbres fruitiers. Traversons le pays en jouant. Beaucoup de gens pleurent. La marmaille nous suit jusqu’à Sainte-Ménehould. On s’imaginerait être aux abords d’une gare commerçante des environs de Paris :
odeurs de charbon, d’essence, ronflements de moteurs de camions automobiles, sifflements de locomotives, grande animation militaire autour de la gare. Entrée musique jouant dans la ville. Déboîtons sur la place de l’hôtel et faisons défiler tout le régiment jusqu’aux voitures. En face nous je reconnais, vêtu en commandant major le député de la Meuse. Nous obliquons à droite après le passage à niveau ; nous arrêtons quelques minutes pendant lesquelles nous distribuons du tabac. Inspection de La Neuville-au-Pont. C’est bien la Marne déjà, le paysage est amusant. L’église, de loin, semble intéressante. On nous case tant bien que mal à l’école des filles, ou plutôt dans ses dépendances qui sont en bois. Je vais en compagnie de Collau visiter la très curieuse église dont l’ensemble et la couleur sont méridionaux et les détails de sculpture d’un gothique flamboyant et renaissance vraiment beaux ».
C’était le 10 janvier. Le jeudi 14, en route vers Vienne-le-Château, « Passons à Moiremont village pittoresque. Vraiment l’Argonne a un caractère particulier et bien plus plaisant que les autres parties de la Meuse. Nous traversons une partie de Vienne-la-Ville mais faisons un écart avant d’arriver à Vienne le Château. Passons à travers champs, longeons un cimetière, nous nous engouffrons dans un étroit vallon boisé ; il y a des quantités de chambres troglodytes taillées dans la pierre des talus escarpés. Arrivons vers une heure après midi à Rond Champ, hameau de bûcherons, maisons délabrées. Dans presque toutes il y a de très jolies faïences anciennes.
Un compagnon fait mettre dans sa cantine un plat à barbe très joli. J’essaie de revivre en passant à Vienne-le-Château ma promenade d’il y a quelques années ; quel changement ! Quel bouleversement ! Une cité de gourbis improvisés s’élève à ma gauche sur le flanc d’une colline fort boisée autrefois ; à droite quantité d’arbres vieux abattus, les prairies de la petite vallée criblées de trous d’obus. Enfin arrivons à La Harazée qui n’est presque pas endommagé. Le village riant avec ses pignons peints d’ocre rouge ou jaune est très animé. Le poste est installé dans la propriété de M. De Granon (Du Granrut) »
Au printemps, le 1er avril 1915, Lucien retrouve Moiremont dont l’église n’échappe pas à sa curiosité :« Nous nous délectons en nous réfugiant dans le passé : proportions belles des piliers à colonnettes, un chapiteau roman, une radieuse tête de vierge que nous trouvons dans la crypte. Plus loin une charmante petite fontaine avec une vierge en porcelaine dans une toute petite niche. Le soir nous nous étendons auprès, à écouter son bruit, nous commençons même à nous y assoupir, il fait si bon ».
Mais l’horreur de la guerre est omniprésente.
Cet homme sensible, réservé, va relater avec minutie et en gardant une distance respectueuse la mort et les blessures de ses compagnons de combat. Sous les balles, inlassablement, le brancardier Jacques va rechercher morts, mourants et blessés. Le 17 janvier 1915, il participe à l’installation d’un cimetière dans le parc Du Granrut. « Une trentaine de soldats sont enterrés. Je fouille les cartouchières suspendues aux croix mais ne trouve aucun nom de connaissance. Un chasseur qui a été décapité par un 75 attend qu’on lui creuse une fosse. On amène au poste de secours une quinzaine de blessés. Un éclaireur et un médecin auxiliaire de chez nous ont été tués, deux brancardiers blessés. Sera-ce notre tour demain ? »
Le 28 du même mois : « Toujours beaucoup de blessés. Hier, 40 rien que pour notre régiment. J’ai vu expirer un pauvre gars de la classe 12 nommé Moriziot. Quelques-uns achèvent de mourir là sur des civières. Je reconnais Bougier, il est atrocement pâle, les yeux révulsés mais déjà calme comme un mort. Quelle atroce chose que cette jeunesse brave, au teint de cire et qui souffre avec une belle fierté sans se plaindre ! ».
Le 29 janvier, Lucien Jacques doit rechercher un blessé resté sans soins depuis deux jours : « Nous y allons. Quelquefois, quand il y a des rafales nous nous couchons à terre. Nous longeons un fossé et nous rencontrons un cadavre français. Le premier de file l’interpelle, croyant avoir affaire à un blessé, mais, s’apercevant qu’il y a de la neige sur lui, nous passons. Vingt mètres plus loin, c’est un cadavre allemand, sur le côté, recroquevillé, comme une bête écrasée »
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