"La butte rouge c’est son nom, l’baptême se fit un matin
Où tous ceux qui grimpaient roulaient dans le ravin"
Voilà les deux premiers vers de cette chanson, chanson antiguerre par excellence, écrite en 1923 après la première guerre mondiale. Le texte est de Montéhus (1872-1952) et la musique de Georges Krier (1872-1946). On peut entendre sur Internet l’interprétation d’époque de Francis Marty. Mais c’est Yves Montand qui lui donna sa notoriété en l’incluant dans son tour de chant et en l’enregistrant. Elle fut depuis reprise par Marc Ogeret et Renaud. Le contraste entre la valse lente et la férocité du texte en fait une chanson remarquable.
L’auteur.
De son vrai nom Gaston Brunswick, il est le fils aîné d’une famille juive de 22 enfants. (Il sera contraint de porter l’étoile jaune sous le régime antisémite de Pétain). Né peu de temps après la commune, il sera tout imprégné par le drame des Communards. Chanteur engagé, il se produit en public dès l’âge de 12 ans et publie sa première chanson en 1897 puis une dizaine d’années plus tard « Aux camarades du 17ème » en l’honneur du régiment qui refusa de tirer sur une manifestation de vignerons à Béziers
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Dans ses chansons, il s’oppose à la guerre, au capitalisme, à la prostitution, à la misère On le retrouve franc-maçon en 1902 puis ami de Lénine, alors en France, dont il assure la première partie de ses conférences. Il chauffe la salle en quelque sorte ! Ne nous éternisons pas sur sa vie tant elle est mouvementée, mais signalons tout de même que, pendant la guerre, il devient cocardier, puis il soutient le Front populaire et termine sa carrière en écrivant « Le chant des gaullistes » après avoir signé « La jeune garde », hymne des jeunesses communistes. Quel éclectisme ! Ramadier lui remettra la légion d’honneur en 1947.
Comment localiser la butte rouge ?
Le texte nous indique qu’en ce lieu, d’âpres combats se sont déroulés, teintant le sol du sang des combattants.
"C’quelle en a bu du bon sang cette terre
Sang d’ouvriers et sang de paysans"
Des combats impitoyables où les attaquants mourraient en grand nombre. Bien vite il fut admis que Montéhus chante la commune et les combats sur la butte Montmartre. Ainsi le cinéaste Maurice Pialat, d’habitude très rigoureux, l’utilise dans son excellent film « Van Gogh » pour évoquer cette terrible guerre civile. Or le texte réfute cette hypothèse. Encore aurait-il fallu le lire :
"Ah c’était loin du moulin de la Galette
Et de Paname qu’est le roi des patelins
Sur cette butte là on ne faisait pas la noce
Comme à Montmartre où l’champagne coule à flot"
L’auteur s’est inspiré des combats de la Grande Guerre sur la butte dénommée Bapaume. Mais où est-elle située ? Et là on voit poindre une nouvelle erreur : cette butte est à Bapaume, ville proche d’Arras. C’est cette version que présente Bertrand Dicale, historien de la chanson sur internet [1]. Bapaume ne possédant pas de butte, il évoque les durs combats de Notre-Dame-de-Lorette, une vraie butte celle-là. Entre la ville de Bapaume et Notre-Dame-de-Lorette la distance est voisine de trente kilomètres. Il faudra donc chercher ailleurs. Mais l’évocation par le journaliste des combats effroyables dus à une offensive insensée vaut pour la véritable butte de Bapaume.
La butte rouge est à Berzieux.
En fait elle se trouve en bordure de l’Argonne à Berzieux, village distant de 13 kilomètres de Sainte-Ménehould. Le village fut bombardé durant les hostilités, et en partie détruit, ce qui lui octroya la médaille militaire. A un kilomètre de là, une modeste butte, un lieu inhabité : la butte de Bapaume. Là, les troupes françaises supportent l’assaut des envahisseurs en décembre 1914. Les soldats français ont avancé de deux à trois kilomètres et résisté à plus de vingt contre-attaques.
Les combats terribles et meurtriers feront entrer ce lieu dans la légende. Aujourd’hui, les remembrements et les travaux agricoles ont adouci la butte. Quand on découvre ce paisible mamelon, on a du mal à imaginer le carnage qui s’y est déroulé. Pendant des années on a retrouvé, en labourant, des traces du combat. Ce fut un combat en « rase campagne », sans tranchées, celles-ci commenceront à être creusées plus tard quand l’ennemi se retranchera en Argonne et en Champagne. Le maire de Berzieux a eu la gentillesse de me conduire sur les lieux qu’il était en train de moissonner et de m’inviter à l’accompagner dans la moissonneuse-batteuse. Ainsi je peux affirmer « j’ai moissonné sur la butte rouge ! »
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Que penser du texte de la chanson ?
Laissons de côté l’inspiration générale antimilitariste, pacifiste et teintée d’un socialisme radical pour nous intéresser aux vers qui se rapportent à la butte. On constate qu’habité par sa ferveur révolutionnaire et son goût pour l’épique, Montéhus écrit un texte qui certes évoque le massacre de nos troupes mais donne de la butte une description fantaisiste.
« Aujourd’hui y’a des vignes, il y pousse du raisin »
Il est fort peu probable qu’il y ait eu des vignes sur la butte de Bapaume orientée au nord. En 1923, date de l’écriture de la chanson, et en 1914, date des combats, les vignes avaient disparus de la contrée. Le phylloxéra qui apparaît ici en 1908 n’y est pour rien. La culture de la vigne, peu rentable, a été totalement abandonnée vers 1900. Le chemin de fer arrive à Sainte-Ménehould en 1867 et avec lui les vins du midi. La piquette locale n’a pas pu résister à une telle invasion.
« Où tous ceux qui montaient tombaient dans le ravin »
Des ravins dans la craie de Berzieux ? L’auteur doit peut-être, pour accentuer le caractère sauvage du combat, s’inspirer de ceux qui entaillent la forêt d’Argonne toute proche, lieu aussi d’âpres combats.
Cette chanson peut paraître à certains trop partisane. Mais elle a le mérite de préserver le souvenir de ce haut lieu de la Grande guerre qui, s’ajoutant à la Main de Massiges toute proche et à l’Argonne, font de notre région une terre exceptionnelle.
François Duboisy