Marie-Paule Dutartre vit aux Islettes dans la maison familiale qu’elle n’a pas quittée. Ses parents étaient ce que l’on appelle « des gens de maison ». Ils ont travaillé d’abord chez Lanson à Reims puis à Paris chez la comtesse de Caraban. Marie- Paule a donc été élevée par ses grands-parents comme son frère et sa sœur. Elle ne voyait ses parents qu’une fois par an. Durant les longues soirées d’hiver, la grand-mère leur racontait la vie d’autrefois C’est ainsi que Marie-Paule, mêlant ce qu’on lui avait raconté et ses propres souvenirs, écrivit des histoires.
Avant l’arrivée du Père Noël, c’était Saint Nicolas qui apportait des cadeaux aux enfants. Cadeaux bien souvent très modestes et qui consistaient en quelques friandises mais toujours attendues avec joie. Cette coutume a disparu dans nos villages argonnais mais perdure encore chez nos voisins meusiens, dans toute la Lorraine, en Alsace et dans de nombreux pays.
Nicole Gérardot
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Assise à son bureau, madame Marie-Louise triait ses bons points, remplaçant les abîmés en raison de leur passage dans de nombreuses petites mains, par de jolis bons points tout neufs qu’elle sortait de son tiroir.
Il était la demie de trois heures et la classe était déjà dans la pénombre. On dit toujours en Argonne : « A la Saint-Nicolas, les jours sont bas ».
On était le 5 décembre. Le bon Saint Nicolas était en route, accompagné de son inquiétant compagnon, le père Fouettard, portant sa botte de triques. Le petit âne marchait près d’eux, une hotte pleine de cadeaux et de jouets fixée sur son dos. Depuis des lustres, au cœur des brumeuses nuits d’hiver ou par des nuits étoilées où souffle la bise, ils passaient de logis en logis pour récompenser les enfants sages. Ceux qui ne l’étaient pas trouvaient la trique d’osier dans leurs souliers.
Madame Marie-Louise descendit de son estrade pour tourner le commutateur. Les petites élèves levèrent la tête. Toutes étaient extraordinairement sages. La raison de cette sagesse ne lui échappait pas... Le gros poêle ronflait doucement, il dégageait une douce chaleur et son couvercle rougissait.
« Aimez-vous la saison d’hiver ? Pourquoi ? »
Quel agréable devoir de français ! Comme toujours Aline avait répondu la première. Devant toute la classe, elle avait dépeint la beauté des fleurs de givre ciselées sur les carreaux par le gel, alors qu’on se réveille dans la douce chaleur des édredons de plumes, tandis que des vapeurs légères s’envolent des bouches entrouvertes vers l’air froid de la chambre ; les glissades sur les caniveaux gelés ; les descentes sur une luge de fortune, faite de quelques planches ; la beauté du paysage sous son manteau immaculé ; la sortie en forêt avec grand-père Jean-Marie, quelques jours avant Noël, pour chercher la mousse, le houx, le lierre et choisir un sapin que grand-père reviendrait couper dans la soirée, entre chien et loup, à la barbe du garde forestier ; la joie d’assister à la messe de minuit et surtout...surtout le passage du cher Saint-Nicolas, tant aimé. Madame Marie-Louise avait fait courir sa craie sur le tableau noir, ordonnant tout cela afin d’en faire un joli résumé que les petits recopiaient sur leur cahier du jour.
Elle se reprocha d’avoir laissé tout le temps la parole à Aline. La prochaine fois, elle ne se laisserait pas charmer. On fermait les cahiers, c’était terminé. La pendule marquait quatre heures ; la maîtresse frappa dans ses mains, c’était le signal du départ. En quelques instants, les petites s’envolèrent comme une nuée de moineaux.
Aline n’était pas de service. Pas de tableau à effacer, ni de corbeille à vider. Les encriers étaient remplis de la veille. Elle rejoignit la joyeuse bande qui chantait : « Saint-Nicolas, mon bon patron, apportez-moi des macarons, des coups d’bâtons pour les garçons, des mirabelles pour les d’moiselles, trin, trin, Sainte Catherine, tralala, Saint-Nicolas »... Le ciel était de plus en plus bas. De légers flocons voletaient. Vite, elle entra chez grand-mère Gabrielle et grand-père Jean-Marie.
Après avoir goûté et fait ses devoirs, elle commença ses préparatifs. Une bougie à la main, elle s’en fut à la cave (malgré sa peur du noir et des araignées) chercher quelques belles carottes, puis dans la cabane à lapins remplir une mesure d’avoine pour le petit âne qui aurait bien besoin de se réconforter. Deux petits verres de rhum attendraient Saint-Nicolas et son ami. Il lui restait à cirer ses chaussures, ce qu’elle fit en y étalant un peu trop de cirage et grand-mère la rappela à l’ordre.
La soupière fumante était sur la table. Grand-mère les servit. Elle n’était guère loquace... C’est sûr, elle était encore en soucis et on se coucha très tôt. Aline luttait pour ne pas s’endormir. Par la fente du volet disjoint, elle espérait voir la lueur de la lanterne des voyageurs. Pourvu qu’il n’y ait pas trop de neige ! Le petit âne, comme l’an passé, allait-il laisser des traces malodorantes dans la cuisine ? Et puis il y avait cette inquiétude qui la tourmentait... Grand-mère, lasse de tresser des nattes aussitôt défaites, avait coupé ses cheveux châtains si brillants. Sa nouvelle coiffure n’était pas une réussite. A force de rectifier, d’égaliser, les cheveux étaient de plus en plus courts ! Lorsqu’elle s’était regardée dans le miroir, sa stupéfaction s’était changée en désespoir. Qu’allaient dire ses camarades et surtout son cher François ? Elle ne serait plus sa grande amie !
La colère était montée en elle. Son cahier du soir en avait fait les frais, ce qui lui avait valu une sévère punition. Ce n’était pas tout ! Il y avait eu l’histoire des lunettes...
Parrain jules l’avait emmenée à Bar-le-Duc consulter un bon oculiste car sa vue avait besoin d’être corrigée. Lorsqu’elle portait ses nattes, elle se trouvait jolie. Ses lunettes lui donnaient un air d’écolière studieuse qui lui plaisait bien. Avec cette coupe au bol, il lui semblait sortir tout droit d’un film de Charlot, et ses lunettes étaient plus souvent dans sa main que sur son nez ; ce qui devait arriver arriva : ses lunettes cassèrent. Comment le dire à grand-mère ? Comment allait-elle réagir à cette mauvaise nouvelle ?
Comme elle s’était sentie coupable ! Elle aurait fait n’importe quoi pour se faire pardonner. Pour l’instant, on n’en parlait plus, mais elle était sans lunettes. Enfin, elle s’endormit jusqu’au petit matin.
A son réveil, elle sauta du lit, chaussa ses pantoufles coupées dans un vieux manteau et cousues par tante Adrienne et se précipita dans la cuisine. Les carottes et l’avoine avaient disparu. Les verres de rhum étaient vides. Quelques crottins parsemaient le sac où l’on s’essuyait les pieds.
Elle avança les yeux fermés jusqu’à ses chaussures, tendit les mains et constata qu’elles étaient vides. Ouvrant les yeux tout grands, elle aperçut un papier plié contenant un billet de cinquante francs, sur lequel était écrit « Pour les lunettes d’Aline ». Sans une parole, elle posa le billet et l’argent sur la table. S’habillant vivement et chaussant ses bottines, elle ouvrit la porte et en quelques sauts elle fut chez Lucien et Pauline, les grands-parents de François. Eux aussi élevaient leur unique petit-fils, leurs enfants occupant un poste à Verdun.
Elle entra en trombe dans la cuisine et vit son ami assis dans une superbe voiture à pédales. Autour de lui, des chocolats, des pains d’épice à l’effigie de Saint-Nicolas. Faisantvolte-face, elle retourna chez sa grand-mère qui, occupée à préparer le petit déjeuner, ne leva pas les yeux. La vieille femme laissa Aline crier sa rancœur contre Saint-Nicolas qui était menteur et injuste, favorisant les riches et les privilégiés. Et Dieu dans tout ça ? Il était d’accord puisqu’il donnait sa bénédiction ! Elle avait été désobéissante, coléreuse parfois. Elle avait cassé ses lunettes ! Mais de là à être à ce point oubliée !
Grand-mère leva la tête, la regarda et dit : « Ecoute-moi bien, Saint-Nicolas, c’est moi ! » Stupéfaite, Aline resta la bouche ouverte, les yeux incrédules et puis elle comprit tout. Les cadeaux venaient des parents. Leur importance variait avec leurs moyens, Saint-Nicolas n’était pour rien dans sa déception.
La pauvre grand-mère la regarda avec chagrin : « Pardonne-moi... »
Alors Aline lui sauta au cou. Elle aussi dit pardon. Elle comprenait toute la peine que se donnaient ses grands-parents, leurs privations, les travaux chez les voisins pour améliorer l’ordinaire et qu’elle ne manque de rien. Sa petite enfance avait pris fin. En quelques minutes elle était devenue une petite fille déjà mûre. Qu’importaient tous les cadeaux du monde puisqu’elle avait tout leur amour.
Elle serra ses bras bien fort autour du cou de grand-mère et l’embrassa tendrement, puis cherchant son cartable, elle prit résolument le chemin de l’école.
Tout à l’heure, madame Marie-Louise demandera à chacune de ses petites élèves ce qu’elles ont reçu de saint Nicolas. Elle, Aline, répondra fièrement et sans expliquer d’avantage :« J’ai tout reçu, tout ! »

Le Chemin : tableau de Saint-Nicolas dans l’église
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La complainte de Saint-Nicolas
Recueillie par Gérard De Nerval en 1842
Il était trois petits enfants
Qui s’en allaient glaner aux champs.
S’en vont un soir chez un boucher
"Boucher, voudrais-tu nous loger ?
Entrez, entrez, petits enfants,
Il y a de la place assurément."
Ils n’étaient pas sitôt entrés,
Que le boucher les a tués.
Les a coupés en petits morceaux, mis
Au saloir comme des pourceaux.
Saint-Nicolas au bout d’sept ans,
Saint-Nicolas vint dans ce champ.
Il s’en alla chez le boucher :
« Boucher, voudrais-tu me loger ? »
"Entrez, entrez, saint Nicolas,
Il y a d’la place, il n’en manque pas."
Il n’était pas sitôt entré,
Qu’il a demandé à souper.
"Voulez-vous un morceau d’jambon ?
Je n’en veux pas, il n’est pas bon.
Voulez-vous un morceau de veau ?
Je n’en veux pas, il n’est pas beau.
Du p’tit salé je veux avoir,
Qu’il y a sept ans qu’est dans l’saloir !"
Quand le boucher entendit cela,
Hors de sa porte il s’enfuya.
"Boucher, boucher, ne t’enfuis pas,
Repens-toi, Dieu te pardonn’ra."
Saint-Nicolas posa trois doigts
Dessus le bord de ce saloir.
Le premier dit : « J’ai bien dormi ! »
Le second dit : « Et moi aussi ! »
Et le troisième répondit :
« Je me croyais être au paradis ! »
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